BloguesAngle mort

La rupture

Mon billet dans l'édition de juin du magazine Trente, livré pour vous…

Polaroïd est un bel exemple d’entreprise n’ayant pas su s’adapter à un environnement en mutation. Les journaux imprimés pourraient tirer une ou deux leçons de cette histoire (qui finit mal).

Fondée
en 1937, Polaroïd a mis la photo instantanée entre les mains du commun
des mortels. Son succès aussi a été instantané. Entre 1948 et 1978,
l’entreprise a vu ses profits annuels croître de 17 %, en moyenne.

Son
modèle d’affaires était simple : Polaroïd vendait son appareil photo à
bas prix, mais réalisait l’essentiel de ses profits en vendant des
films photo instantanés. Un modèle identique à celui des rasoirs à
lames jetables de Gillette. Pour Polaroïd, l’idée a marché fort jusqu’à
ce que l’entreprise frôle la faillite, en 2001, complètement dépassée
par l’arrivée de la photo numérique.

Que s’est-il passé? Le
géant de la photo s’était pourtant intéressé de près au numérique. En
1989, 40 % de son budget de recherche et développement était consacré à
ce domaine.

Pour Christian Sandström, un universitaire suédois
qui s’intéresse aux « innovations de rupture » (disruptive innovation),
l’erreur de Polaroïd est d’avoir considéré la photo numérique comme un
défi technologique, et non comme un nouveau modèle d’affaires.

Lorsque
les patrons de l’entreprise ont découvert qu’il n’y avait pas de films
à vendre avec la photo numérique, ils ont décroché. Depuis des
décennies, la vente de films instantanés était le cœur des activités de
Polaroïd. C’était le modèle qui avait fait son succès. Elle n’en
connaissait aucun autre. Quel est l’intérêt du numérique s’il n’y a pas
de films? Pour Polaroïd, aucun.

C’est ainsi qu’au milieu des
années 90, la compagnie abandonnait ses recherches sur la photo
numérique. Elle décidait plutôt d’investir dans une orgie de tactiques
marketing pour tenter de continuer à vendre des appareils et des films.

Des
appareils aux couleurs de Barbie, des Spice Girls, de Bugs Bunny, à
boîtier translucide… N’importe quoi. Et alors que Polaroïd remballait
ses vieilles idées, le reste du monde expérimentait les joies du
numérique.

Et ce qui devait arriver arriva.

En 2001,
Polaroïd se plaçait sous la protection du Chapitre 11 de la loi sur les
faillites. Entre 1997 et 2001, son action avait perdu 99,5 % de sa
valeur. C’est ce que l’on appelle une méchante débarque.

Incapable
de voir plus loin que la « vente de films », Polaroïd n’a pas réussi à
s’adapter aux nouvelles règles du jeu de son industrie.

Revenons
aux journaux imprimés. Dans le processus de destruction créatrice dans
lequel baigne cette industrie, on voit des quotidiens faire comme
Polaroïd à la fin des années 90 et tenter n’importe quoi pour se
maintenir en vie.

Le jour viendra cependant où, comme la photo
instantanée, les quotidiens ne seront tout simplement plus dans le
coup. Plus personne n’en voudra. Ce jour-là, il y aura ceux qui auront
pensé à Internet comme à une nouvelle technologie et ceux qui l’auront
considéré comme un nouveau modèle d’affaires.

Internet n’est pas
seulement une nouvelle plate-forme technologique pour diffuser de
l’information, c’est une nouvelle façon de produire, de diffuser et de
vendre l’information. La portion « vendre » est l’aspect le plus
important (et le moins bien connu) dans l’affaire.

Lorsque l’on
publie des textes en ligne pour séduire un lectorat que l’on revendra
ensuite à des annonceurs, on ne pense pas selon un « nouveau modèle
d’affaires ». On ne fait que transférer un business d’une technologie à
une autre, de l’imprimé au Web.

C’est peut-être une mauvaise idée.
D’autant que la publicité en ligne est loin d’être aussi rentable que
la pub imprimée. Même qu'elle pourrait bien ne jamais
être rentable.

Il faudrait peut-être penser autrement.

En
2001, Polaroïd s’est heurtée à un mur en étant incapable de voir plus
loin que « la vente de films». Combien de journaux imprimés
envahissent aujourd’hui Internet en étant incapables de voir plus loin
que « la vente d’annonces »?