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Un pont entre deux rives

 
La "scène" de Paul-André Fortier à Nancy.

Photo: TMR

Arrivé à Nancy fin PM. Croisé Paul-André Fortier dans le hall de l'hôtel, son regard bleu comme un ciel de février. Calme, concentré, rayonnant de santé malgré l'effort soutenu des dernières semaines, il s'apprête à danser pour une 28e fois en autant de jour sous le pont des Fusillés, où un improvisé mais véritable public se rassemble chaque soir pour le voir animer cet entrepôt ferroviaire qu'il a élu pour scène.
18 h. Soleil de plomb (27 degrés aujourd'hui en Lorraine). Fortier grimpe sur une petite échelle et s'installe. Gestuelle d'appropriation de l'espace, presque un rituel. Puis ces cascades de mouvements d'une précision et d'une grâce qui ont fait la réputation du danseur, et qui rendent superflus les fioritures comme les prouesses athlétiques. Les spectateurs chuchotent, sortent l'appareil photo, comprennent qu'ils ne sont pas devant un amuseur de rue comme les autres. Des chauffeurs d'autobus, dont le terminus encercle notre homme, s'accoudent à leur monstre d'acier pour observer l'affaire.
«Il installe un autre type de rapport entre danseur et spectateurs», me dit le directeur du Ballet de Lorraine, Didier Deschamps, l'un des principaux alliés de Fortier dans cette aventure. «Ce n'est pas un public qui est venu spécifiquement pour ça, et mis à part quelques-uns, qui reviennent pour une deuxième ou une troisième fois, les gens ne sont que de passage, alors il est fascinant de voir comment un moment de danse, un signe lancé comme ça, peut être reçu. Les gens sont déstabilisés, ils s'observent beaucoup les uns les autres d'ailleurs.»
Comme en accord avec cette ville qui ne dévoile ses beautés qu'au prix d'une certaine patience; une ville qui, pour une place Stanislas, merveille d'urbanisme du XVIIIe siècle entièrement restaurée l'an dernier, compte plusieurs de ce que mon collègue de Hour, Philip Szporer, nomme en riant des «zones ambiguës», Paul-André Fortier injecte pendant quelques minutes une telle énergie à ce quartier gris qu'il en devient lumineux, ses points de fuite vibrant loin dans l'espace.
Moment de surprise et d'émotion quand les prisonniers de la prison Charles III, située de l'autre côté du pont et dont les fenêtres ne donnent même pas accès à la scène, poussent des cris et gesticulent devant les carreaux, comprenant peut-être que la liberté, à quelques mètres à peine de leur cellule, chante à gorge déployée.
Moment touchant aussi quand un jeune du type j'en-ai-vu-d'autres, la dégaine nonchalante, glisse sa tête à travers les badauds puis éclate de rire. «Un fou!» lance-t-il à un copain resté derrière. Nouveau regard à l'artiste, puis aux spectateurs absorbés par ce moment suspendu, et là, miracle, voilà notre profane la mâchoire décrochée, ravalant visiblement ses paroles, comme gagné par l'aspect sacré de la performance.