Aux Correspondances d’Eastman, l’on proposait sur la même tribune, Michel Rabagliati, le père des Paul et Delaf et Dubuc, les parents des Nombrils. Vous n’alliez toujours bien pas penser que Marsi et moi allions manquer cette chance inouïe ! Je dis inouïe car, il est possible qu’ils partagent de nouveau une estrade pendant un Salon du livre, mais cela risque d’être fort différent. La détente qui régnait en ce dimanche midi était exceptionnelle. Se diriger vers le grand chapiteau et voir Delaf et Dubuc à l’entrée, en conversation, aller les rejoindre, prendre dix minutes pour converser de tout et de BD. L’effet de l’oxygène, l’odeur du bois, l’intimité procurée par l’arc des arbres penché au-dessus de nous fait que ce ne sont plus des renoms qui entrent sous le chapiteau mais des prénoms : Marc et Maryse.
Michel n’a pu profiter des bienfaits de cette détente pré-causerie puisqu’il est arrivé sur les chapeaux de roue. Dominic Tardif, l’animateur et le duo étaient déjà installés sur l’estrade. Après une brève présentation, la première question tombe, elle est pour Michel qui n’a pas eu le temps de reprendre son souffle : « Comment trouvez-vous le travail de vos collègues ? ». Rarement, j’ai vu Michel patiner, cet homme sait toujours quoi dire, mais cette fois, visiblement pas tout à fait arrivé, il resta vague. Par contre, tout au long de la causerie, il s’est repris, revenant sur le travail de ses collègues, identifiant leurs forces. Michel Rabagliati est un généreux, je le sais depuis longtemps.
Il a bien sûr été question du film qui doit être tiré de Paul à Québec, plusieurs versions ont déjà été soumises (Michel participe au scénario) mais étonnamment, ce n’est pas encore conclu d’une manière définitive. Autre surprise pour moi, la quantité d’esquisses que Michel sort avant de prendre la plume (feutre) finale. Je savais qu’il y en avait mais pas autant. L’animateur a soulevé l’audace des plans « pleines pages » qui surgissent dans les Paul, j’en profite pour dire que j’adore cette technique qui laisse filer de longs soupirs où le silence s’infiltre, donnant au temps une place dans l’histoire. Pour moi, Michel est un maître du temps, il joue avec le passé et pour lui, le « Je me souviens » n’est pas qu’une devise proposée par Lyse Payette lorsqu’elle était ministre du transport.
Paul est son alter égo, ce que Michel nous a démontré au moment où il s’est élevé contre le diktat de la supra performance informatique, s’emballant quelque peu (c’était plutôt rigolo !) et terminant sa tirade enflammée par un « Paul, c’est un nerveux … moi aussi ! »
Quand on parle de Delaf et Dubuc, on pense immédiatement succès à l’étranger. Être édités dans le réputé Journal Spirou et chez Dupuis, une maison d’édition française n’est pas chose si courante pour des Québécois. Ils ont fait allusion à leurs débuts où, peu sûr d’eux, ils ont avancé ce trio de personnages féminins, formule gagnante dans leur esprit pour un périodique mais pas nécessairement pour un album, encore moins, plusieurs. Mais quand le succès te harponne, tu t’adaptes ou tu manques le bateau. Parce que célèbres, ils le sont avec plus d’un million d’exemplaires vendus, une rue à leurs noms à Bruxelles, des produits dérivés, des fonds d’écran, un fan-club, alouette !
Comme on ne prédit pas un succès d’une telle envergure, en cours de route, ils ont dû changer le caractère de leur victime, Karine. Des caractères aussi typés ne laissent pas la latitude suffisante pour une histoire qui s’allonge sur six tomes. Ils ne sont pas du genre à s’assoir pas sur leurs lauriers, à chaque fois qu’ils font un changement, même après en avoir discuté avec l’éditeur, ils appréhendent la réaction des fans. En ce dimanche ensoleillé, ils nous ont transmis jusqu’à quel point le succès rend vulnérables. Avant la sortie en librairie, ils éprouvent le trac : est-ce que les changements vont passer ? Pour donner un exemple, la convention veut que les vêtements soient toujours les mêmes, alors le changement radical de style de Karine se range dans les gros changements en bande dessinée. Autre élément amenant des discussions nourris dans le couple, et ensuite avec l’éditeur, c’est l’équilibre à tenir entre les expressions françaises et québécoises. Ils doivent souvent jongler avec les mots, ne pas en échapper, qu’ils soient compris des deux côtés de l’océan. Prenons l’exemple de nommer une institution d’enseignement, il n’y a pas de CEGEP en France, pas de polyvalente, il faut donc utiliser un mot neutre. École ? Ça fait un peu enfantin. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pour les albums de Rabagliati, le problème se pose moins puisqu’il ne s’agit pas de gags. On le dit souvent, la comédie, cela doit être rythmée au quart de tour, si le lecteur accroche sur un mot, le rythme casse et adieu le rire !
Ce qui m’a le plus frappé de ce discours sur le succès est l’affirmation de Marc Delafontaine disant qu’il n’a plus de temps de dessiner autrement que pour Les Nombrils, même pas durant ses loisirs. Il est confiné à ce style qui ne montre pourtant qu’un angle de son art. Y a pas à dire, le succès a son prix. Comme d’habitude, je suis arrivé à vous relater qu’une petite partie de cette causerie palpitante. Elle a résonné dans les rires mais aussi donné lieu à de l’écoute très concentrée.
Dominic Tardif a posé d’intelligentes questions, il avait son dossier bien en mains, sans que cela ne paraisse. Je lui accorde des étoiles pour l’art de l’animation, pour sa confiance de laisser une porte largement ouverte à l’improvisation !