La course à la chefferie du parti québécois a beau ne pas être des plus palpitante, elle nous a toutefois réservé une surprise cette fin de semaine, qui me permet de discuter de la démocratie et des modes de scrutin.
Il faut savoir que la démocratie a fait l’objet d’analyse par les mathématiciens depuis des siècles. C’est Pline le Jeune qui a soulevé le problème de la détermination d’une décision par vote lorsqu’il y a plusieurs options en 105 de notre ère. Il a été ensuite redécouvert par le philosophe catalan Ramon Lull au XIVe siècle, par Nicolas de Cuses au XVe siècle, par le chevalier de Borda et le marquis de Condorcet au XVIIIe siècle, et au XIXe siècle par le mathématicien anglais Charles Dodgson (mieux connu sous le nom de Lewis Carroll).
De tous ces penseurs, ce sera Condorcet que laissera le plus sa marque aux yeux de l’Histoire. D’abord, Condorcet justifiera le suffrage universel à partir d’arguments probabilistes : dans la mesure où le citoyen moyen à moins d’une chance sur deux de se tromper, la somme de tous les votes des citoyens a très peu de chance d’être erronée. Cette démonstration est connue sous le nom du théorème du jury de Condorcet. Il reprenait ainsi l’argument de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, selon lequel l’opinion de la majorité est légitime, car elle exprime la volonté publique.
Seules les situations où un petit nombre de personnes possèdent effectivement l’information nécessaire pour faire un choix échappent à cette règle. On fait face alors au problème des experts qui est fondamental pour la démocratie depuis l’Antiquité et qui est de plus en plus criant. C’est d’ailleurs pour cette même raison qu’il faut éviter d’utiliser la démocratie pour résoudre des problèmes techniques, car c’est quasiment une recette pour l’échec.
Il est à noter que Condorcet fait l’hypothèse que la population est non biaisée, une hypothèse que l’on sait aujourd’hui fausse qui pourrit le cœur du processus démocratique. Malheureusement, pour des raisons commerciales on refuse de voir ce problème en public tant les mythes humanistes sont forts. Mais, on ne se prive pas d’utiliser tous ces biais de façon outrancière en privé. J’en profite d’ailleurs pour inviter les lecteurs, qui auraient une fois aveugle en la démocratie directe, de faire la lecture de La Guerre du Péloponnèse par Thucydide qui est un excellent traitement contre cette maladie.
Si on croit aux hypothèses (fausses) du théorème du jury du Condorcet, on serait porté à croire que la démocratie ne peut se tromper, comme nous le font remarquer les politiciens à chaque élection. Or, il n’y a rien de plus faux. En effet, le théorème du jury ne s’applique que dans le cas d’un référendum ou d’une élection à deux candidats, quand il y a plus de choix, il n’y a aucune garantie que le choix collectif soit optimal. Pour Condorcet, ce choix optimal sera l’option qui battrait toutes les autres dans une élection individuelle. Le gagnant de Condorcet serait alors le choix social optimal. Condorcet a alors conçu un mode de scrutin permettant de déterminer quel est ce gagnant.
Cependant, il est à noter que ce dernier n’existe pas toujours et qu’il est mathématiquement impossible de concevoir une méthode permettant de déterminer le meilleur choix social à tout coup. C’est au mathématicien et prix Nobel d’économie Kenneth Arrow que l’on doit cette démonstration. Si la pluralité est un piètre mode de scrutin pour une telle tâche, il en existe de bien meilleurs. Ainsi, une multitude de modes de scrutin ont été imaginés (antipluralité, assentiment, Baldwin, Black, Borda, Bucklin, Copeland, Condorcet, Coombs, Dabagh, Dodgson, par évaluation, Hare, Nanson, Simpson, à deux ou plusieurs tours, pour n’en nommer que quelques-uns). Chacun de ces systèmes possède ses forces et ses faiblesses. La pluralité étant quasiment le pire système, n’étant battue que par l’antipluralité où l’on vote contre le pire candidat; ce qui est effectivement une façon horrible de choisir le meilleur candidat! Il n’y a pas actuellement de consensus de la part des experts sur le meilleur mode de scrutin à adopter. Néanmoins, certains bénéficient du support de bon nombre de chercheurs: la méthode de Condorcet, la méthode de Borda et le vote par assentiment.
La méthode de Condorcet est généralement considérée comme la meilleure du point de vue technique, mais elle est lourde à mettre en œuvre dans une élection typique. Elle demande de connaitre l’ordre de préférence des électeurs, une information qui n’est généralement pas disponible dans les sondages. Cependant, le dernier sondage Léger portant sur la campagne à la chefferie du Parti Québécois nous donne en partie cette information. En effet, en plus de donner les préférences des électeurs du parti québécois, ce sondage mesure aussi les préférences des partisans des autres partis. On obtient donc les profils de vote suivants :
PQ Péladeau >Cloutier>Drainville>Ouelette>Céré
PLQ Cloutier>Péladeau>Drainville>Ouelette>Céré
CAQ Cloutier>Péladeau>Drainville>Ouelette>Céré
QS Cloutier>Péladeau>Drainville=Ouelette>Céré
Le même sondage donne 28 % au PQ, 37 % au PLQ, 21 % à la CAQ et 10 % à QS. Donc, si on combine ces profils de préférence, on voit qu’Alexandre Cloutier est plus populaire que Pierre-Karl Péladeau pour la majorité des Québécois. Alexandre Cloutier serait donc le gagnant de Condorcet, même si la pluralité le place deuxième. Ce genre de défaillance de la pluralité n’est pas rare. En effet, en 2007, j’avais estimé que de 20 à 30 % des députés avaient été élus par erreur. Aujourd’hui, le vote est encore plus divisé, ce qui empire la situation.
Il serait intéressant de voir si Alexandre Cloutier ferait mieux que Pierre-Karl Péladeau face à Philippe Couillard. Or, rien n’est moins certain. Il est alors fort possible que l’on se trouve face à un cycle de Condorcet où Alexandre Cloutier est plus populaire que Pierre-Karl Péladeau, qui est plus populaire que Philippe Couillard qui lui-même est plus populaire qu’Alexandre Cloutier. Si une telle situation se présentait, il n’y aurait pas de gagnant de Condorcet et on devrait casser le cycle pour déterminer le gagnant.
Attention! Cependant, il serait une mauvaise idée d’utiliser le scrutin de Condorcet ou toute autre méthode alternative pour constituer un parlement. En effet, le gagnant de Condorcet est le candidat qui est le plus près d’un électeur médian. C’est parfait si vous voulez élire un maire ou un président, mais pour constituer une assemblée on désire avoir une diversité d’opinions, donc on veut des représentants des positions extrêmes. Dans ce cas, la représentation proportionnelle est le système le plus adapté.
Dans le cas spécifique du Québec, le scrutin majoritaire équitable serait probablement la meilleure option possible, car il permettrait de conserver 125 circonscriptions électorales tout en ayant une représentation proportionnelle. Pour l’électeur cela ne changerait rien à la façon de voter, à la différence qu’une correction serait appliquée sur le poids des votes pour retrouver la proportionnalité. Malheureusement, c’est quasiment impossible de vendre cette idée parce qu’elle n’est pas comprise par les mouvements qui supportent une réforme du mode de scrutin. Un bel exemple de l’incompétence de la démocratie à résoudre des problèmes techniques.
Note ajoutée le 16 avril:
J’ai reçu des commentaires disant que les résultats du sondage n’étaient pas des profils de vote. C’est exact. Cependant, il s’agit d’une approximation raisonnable, car les intentions de vote sont dominées par Pierre Karl Péladeau et Alexandre Cloutier, ce qui en fait presque un vote par paires de candidat.
Analyse intéressante.
Il faudrait y ajouter une donnée fondamentale (tellement fondamentale qu’au début de la Révolution française la première réforme démocratique imposée a été la liberté de presse et que celle-ci a été le symbole véritable de la démocratie): Pour que les gens puissent se prononcer en toute connaissance de cause, il faut qu’ils soient bien informés de tous les paramètres.
Avec la concentration des médias et les impératifs de « rentabilité » qui poussent à se concentrer sur les faits spectaculaires plutôt qu’aux causes (et qui fait des campagnes électorales des concours de popularité plutôt qu’une analyse des programmes et des idées), disons qu’on en est loin.
(Et je ne parle pas des tactiques de marketing qui visent à tout, sauf à informer).
Des expériences curieuses montrent que collectivement, l’humain semble être capable de faire de bons choix (pas toujours le meilleur, mais parmi les meilleurs disponibles) QUAND TOUTES LES INFORMATIONS SONT DONNÉES.
Un cas frappant: Au début du siècle dernier, un concours avait été organisé à New York pour des citadins: Un bœuf était présenté et chacun devait remettre un bulletin évaluant son poids (L’information étant que les gens pouvait voir le bœuf en « personne »). Un statisticien, poussé par la curiosité, a pris la peine de recueillir les bulletins et de calculer la moyenne.
Résultat surprenant: Malgré certaines réponses aberrantes (des deux côtés), la moyenne était tombé à moins de 5 livres près sur le poids exact du bœuf. Une précision dépassant moins de 1% d’écart avec la mesure !!!
Plusieurs expériences du genre semble pointer dans cette direction. Lorsque toutes les informations sont donnés aux « électeurs », ceux-ci sont à même de sortir le meilleur résultat (ou à peu près).
C’est pourquoi les partis politiques et les lobbys comptent sur le marketings et les sondages pour fausser les résultats en leur faveur: En jouant sur les « informations » disponibles.
Idem d’ailleurs pour n’importe quel « produit » vendu.
L’électeur moyen pense correctement que pour des problèmes très simples. L’estimation du poids du bœuf est un problèmes simple. Or, la majorité des problèmes politiques sont complexes. L’électeur utilise alors des heuristiques pour faire son choix. En effet, la charge cognitive est tout simplement trop grande pour être traitée en un temps raisonnable par un amateur.
Les principaux étant la forme du visage et le ton de la voix! En fait, ces facteurs sont déterminants par rapport à tous les autres. De sorte, qu’un enfant est aussi bon qu’un adulte pour déterminer le gagnant d’une élection.
http://www.scientificamerican.com/article/the-look-of-a-winner/
Bonne remarque. Mais cela nous ramène aussi à la mécanique actuelle des campagnes électorales où le marketing cherche à « vendre » le chef (comme on vend une boisson gazeuse) plutôt qu’à discuter des programmes.
Et s’il est vrai que le citoyen lambda n’a pas les connaissances pour juger sainement de sujets pointus (à ce titre, on est tous des lambdas sur certains sujets), on pourrait cependant imaginer qu’on pourrait consulter les citoyens sur les grandes orientations à donner à l’État, sans nécessairement débattre des détails techniques.
Par exemple, sans discuter des détails de chaque projet individuellement, il est possible de décider si on veut conserver le modèle minier actuel, si on pense qu’on devrait vraiment hausser de manière significative les redevances (jusqu’à combien ? à voir avec les « spécialistes » vraiment indépendants et en comparant avec ce qui se fait ailleurs), si on veut que l’État soit partenaire majoritaire dans l’ensemble des projets, est-ce qu’on devrait nationaliser certains secteurs ou est-ce que toute nationalisation est anathème ?
Ou est-ce qu’on continue à acheter les médicaments dans le système actuel ou est-ce qu’on veut tenter le modèle de Québec-Pharma ? Sans entrer dans la mécanique de la chose, on pourrait s’entendre sur le principe: utiliser notre pouvoir d’achat pour négocier le prix d’achat et produire certains génériques (lesquels ? détail à voir avec les spécialistes).
Ainsi de suite.
Et si on choisit un modèle et que finalement il s’avère non pratique (cela peut arriver et même les spécialistes peuvent se tromper), il sera de la responsabilité du gouvernement de venir justifier (sans nécessairement entrer dans tous les détails techniques) pourquoi finalement le projet est abandonné
Il pourrait donc être possible d’orienter les élections vers les choix de société plutôt que de choisir le bozo qui décidera, avec les lobbys, des dits choix.
Je sais que je rêve un peu (trop d’intérêts en jeu) et qu’aucun système n’est parfait et ne peut prévenir à 100% les erreurs. Mais il me semble que cela serait quand même préférable que le système actuel qui, non seulement n’est pas démocratique, mais est tout sauf efficace (qui dirait que les gouvernements n’accumulent pas les mauvais choix depuis des lustres?).
Et bien sûr, il serait important que toutes les décisions soient le plus transparentes possibles. Même si la majorité des gens ne peuvent pas se prononcer sur les détails d’aucun projet, cela permettrait au moins à TOUS les spécialistes d’avoir accès aux données, pas seulement à un petit groupe trié sur le volet par des gens qui ont des intérêts corporatistes.
Je suis conscient cependant qu’on déborde ici de l’aspect purement mathématique des processus électoraux.
P.S. Je trouve votre réflexion très intéressante et enrichissante et cela devrait justement être l’un des sujets d’une campagne électorale.
Hormis, les problèmes de systèmes, il y a une culture à développer. Au Québec, dès que c’est un peu compliqué les gens s’opposent férocement et quand on prend la peine de faire de la consultation et d’établir des consensus, on s’empresse de les jeter aux poubelles à la première occasion.
C’est malheureusement vrai.
Trop d’intérêts en jeu du côté des autorités et des lobbys.
Et depuis trois décennies, on assiste à une montée de l’intolérance idéologique. Trop de gens en sont venus à vouloir faire taire ceux qui ne pensent pas comme eux, même légèrement.
Quand des gens se réjouissent que des gens, d’une opinion contraire, soient blessés et souhaitent même que cela se généralise, c’est inquiétant.
Et combien de fois, peut-on lire; « tel parti devrait disparaître » parce qu’ils n’aiment pas les idées qu’il véhicule, souhaitant presque un parti unique…le « leur » ?
Vous avez bien raison, il y a une culture à développer ou à redévelopper.
Un des gros problème aujourd’hui est que beaucoup de décisions sont prises en se basant sur des données qu’il est quasiment impossible à vérifier pour le commun des mortels. La tentation de hurler au complot est alors très forte.
On retrouve cette situation dans le cas des changements climatiques, des vaccins ou des compteurs intelligents. Dans ce dernier cas, c’est pas long que les attaques personnelles ont embarquées.
Comme toujours, un billet fort instructif et qui donne à réfléchir.
Il y a quelques années, je m’intéressais aux méthodes de votation scientifiques et démocratiques. Je cherchais une théorie mathématique cohérente pour rendre compte de la volonté du peuple? J’ai alors trouvé une série de trois articles de Rémi Peyre sur le site « Images des maths ».
La démocratie, objet d’étude mathématique
http://images.math.cnrs.fr/La-democratie-objet-d-etude.html
Et le vainqueur du second tour est…
http://images.math.cnrs.fr/Et-le-vainqueur-du-second-tour-est.html
La quête du Graal électoral
http://images.math.cnrs.fr/La-quete-du-Graal-electoral.html
Oui, il s’agit d’un beau sujet d’étude en mathématiques. Les français y ont fait des contributions très intéressantes. En particulier, Michel Balinski, Jean-François Laslier et Karine Van Der Straeten.