Parmi mes nombreuses façons de gagner ma vie, j’exerce comme physicien expert judiciaire. En gros, cela veut dire que je suis amené produire des analyses de phénomènes physiques afin d’éclairer la cour sur la plausibilité physique des faits présentés devant elle.
Cela m’a amené à découvrir un mode non documenté de défaillance des radars de police, qui a mené (fait rarissime) à un règlement hors cours; développer des outils d’analyse des fichiers audio afin de détecter s’il y a eu manipulation et de vérifier l’identité du locuteur (et, du même coup, probablement découvert une nouvelle façon d’identifier un micro) ou de comprendre un mode de défaillance très rare des cinémomètres laser. Bref, un travail multidisciplinaire, plein de défis, nettement moins séduisant que dans les séries télévisées comme CSI, passablement plus laborieux et dont les résultats sont beaucoup moins clairs qu’à la télévision.
Je pourrais écrire sur la difficulté des citoyens de se défendre dans le système juridique, de la longueur extrême du processus judiciaire qui pose des défis lors de l’analyse de la preuve technique, mais j’ai décidé d’écrire plutôt sur un aspect de la loi qui chicote mon esprit de physicien.
En effet, pour une raison que je m’explique mal, les législateurs ont du mal avec les fonctions continues. Plutôt que de faire une multitude de petits sauts, le législateur a la fâcheuse habitude d’écrire des lois avec des sauts brusques. Or, ces marches causent de nombreux problèmes. D’une part, c’est un incitatif à se débattre pour être en haut ou en dessous de la marche même si en pratique cela ne change rien à son état. En matière de loi fiscale, cet effet est joué à fond par les comptables pour maximiser les crédits d’impôt et les déductions de toutes sortes. D’autre part, n’importe qui ayant travaillé sur des problèmes d’asservissement sait que de tels sauts, provoquent des instabilités dynamiques, ce qui est en soit un problème.
De point de vue économique et de la justice sociale, on désire que les amendes soient proportionnelles au risque causé par l’excès de vitesse. Or, selon une métaanalyse récente du chercheur norvégien Rune Elvik, ce dernier augmente exponentiellement avec la vitesse. Ainsi, les accidents mortels augmentent au taux de 6,9 % par km/h, alors que ce taux tombe à 3,4 % par km/h pour les accidents avec blessé et à 3,2 % par km/h pour les dommages matériels. Dit autrement, le risque de se tuer double à peu près tous les 10 km/h et les risques de se blesser ou d’abimer sa voiture doublent tous les 21-22 km/h.
L’examen des tables d’amende pour les excès de vitesse (au-dessus de 100 km/h) semble effectivement suivre approximativement une courbe exponentielle (5,7 %/km/h) jusqu’à 150 km/h. Cependant, le législateur a cru bon d’envoyer un signal en augmentant brutalement les amendes à 160 km/h. Cependant passé ce seuil, les amendes n’augmentent que linéairement avec la vitesse.
Le législateur a voulu envoyer le message que les grands excès de vitesse ne seraient pas tolérés. En pratique, cela se traduit non seulement pas des amendes accrues, mais par une directive du procureur général interdisant toute négociation avec le procureur de la couronne, ce qui a pour conséquence que les causes se retrouvent devant la justice quand l’automobiliste a vraiment envie de se battre pour défendre son point.
À mon avis, cette approche n’est pas optimale. Pour commencer, les amendes sont un bien piètre moyen de communiquer. D’autre part, l’existence de ce saut brusque crée un problème évident d’équité. En effet, par rapport à la trajectoire exponentielle, les amendes sont trop élevées entre 120 et 140 km/km, trop basses en 140 et 159 km/km, trop élevées entre 160 et 169 km/h et trop basses aux vitesses plus élevées. Je note au passage que, pour ce qui est du message contre les grands excès de vitesse, la courbe exponentielle est assez efficace. En plus de frapper plus fort, entre 140 et 159 km/h, tout excès de vitesse excédant 80 km/h devient totalement prohibitifs.
Il est à noter qu’au Québec, les automobilistes payent les amendes en double. En effet, le prix du permis de conduire augmente avec le nombre de points d’inaptitude accumulés. Pour les conducteurs de plus de 25 ans, ce nombre de points doit être inférieur à 15 pour conserver son permis. Dans le cas des excès de vitesse, le nombre de points d’inaptitude est essentiellement proportionnel à l’amende (50 $ ~ 1 point). Par conséquent, à partir du calcul des amendes, on peut calculer les points d’inaptitude qui devraient être perdus. En gros, l’image est la même que celle décrite plus tôt pour les amendes.
L’avantage des points d’inaptitude est que la punition est la même pour tout le monde. En pratique, cependant, ce système n’a aucun effet dissuasif, tant que l’on ne s’approche pas du point où l’on risque de perdre son permis de conduire, ce qui n’est pas optimal pour changer le comportement des automobilistes.
Une approche alternative serait d’établir les amendes pécuniaires en fonction du revenu disponible. Cette approche est en vigueur depuis 1921 en Finlande, ainsi qu’en Suède, au Danemark, en Allemagne, en Suisse et à Macao. L’avantage de cette approche est de ne pas accabler les gens à faibles revenus avec des amendes prohibitives alors qu’elle permet de constituer une véritable pénalité pour les mieux nantis.
Reste à voir cependant, si une réforme des pénalités pour excès de vitesse était efficace pour améliorer la sécurité routière, sans engorger inutilement les cours de justice.
Mini question sur votre dernier paragraphe, est-ce que les données recueillies par la Finlande, la Suède, le Danemark, l’Allemagne, la Suisse et Macao ont montré qu’il y a moins d’excès de vitesse chez les mieux nantis que nous? La réponse m’apparait évidente… mais juste pour être certain. Merci.
J’ai fait une recherche rapide dans la littérature scientifique et je n’ai rien trouvé. Il semble que l’impact principal des jours-amendes soient de minimiser les emprisonnements pour les pauvres. J’imagine qu’il est difficile de ramasser des statistiques parce que les riches ne sont pas très nombreux.
Amusant : un peu dans le même esprit j’avais collecté quelques données sur les amendes pour excès de vitesse en Europe. Elles sont ici
https://docs.google.com/spreadsheets/d/153IThJFA92qc63_3nBc64rved3j7dQAQMhUMTWYBn90/edit?usp=sharing
A la base j’avais été énervé de devoir payer 45€ pour 1km/h de trop en France (qui fait des paliers de 20 km/h) alors qu’il ne m’aurait coûté que 14€ en Suisse (qui fait des paliers de 5 km/h comme au Québec, apparemment ) . Depuis je roule entre 10 et 19 km/h de trop en France, puisque ça coûte moins cher qu’en Suisse 😉
Mais je n’avais pas pensé du tout à comparer avec l’énergie cinétique du véhicule et c’est une très bonne idée. Apparemment, c’est la Suisse qui est le plus « quadratique » des pays comparés jusqu’ici, et elle ne fait pas de « saut » québécois.
En Suisse, les amendes en fonction du revenu ne sont infligées que pour les très gros excès de vitesse, de plus de 40 km/h sur autoroute sauf erreur. Nous n’avons pas de permis à points, mais le permis est retiré dès 30 km/h d’excès de vitesse sur autoroute.
Avec un permis retiré à 30 km/h au dessus de la limite, il y beaucoup de permis qui seraient retirés ici. Ici, la perte de permis n’est pas automatique avant 180 km/h (sur une autoroute) pour une première offense.
Il est à noter que le danger augmente plus vite que l’énergie cinétique. L’alternative à la forme exponentielle est des lois de puissance avec un exposant entre 3 et 4.
La meilleure façon de réduire au maximum le nombre d’accidents sur les routes serais d’interdire l’usage des véhicules.. non mais plein le ras le bol de la mère patrie qui va bientôt nous dire quand aller dormir..
Pendant ce temps, 50 000 canadiens crève de la cigarettes chaque année, et combien d’autres du cancer de la patate frite. Laissez nous tranquil vous, maternalistes hypocrites..
C’est un peu des jérémiades. Bien que les décès sur les routes ne soient qu’une petite partie du nombre total, ils affectent démesurément les jeunes.
http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/population-demographie/bilan2015.pdf#page=53
De plus, les mesures de prévention en matière de sécurité routières ont été particulièrement efficaces. Le nombre de décès ayant diminué de moitié en 10 ans, malgré une augmentation du parc routier:
http://www.saaq.gouv.qc.ca/publications/prevention/bilan_routier_2014/bilan_routier.pdf
Par comparaison, on a réussit à réduire le taux de décès lié au tabagisme d’à peu près 50 % en 27 ans, avec des mesures de harcèlement de plus en plus agressives.
http://www.msss.gouv.qc.ca/statistiques/sante-bien-etre/index.php?evolution-du-taux-ajuste-de-mortalite-lie-a-des-conditions-associees-au-tabagisme-selon-le-sexe
C’est bien vu de relier l’amende au risque !
Sur l’utilisation des fonctions continues, j’y pense à chaque fois que je fais une simulation de mes impôts. Je ne comprends pas comment les fonctions « constantes par morceaux » se sont imposées surtout quand on commence à ajouter des abattements dans tous les sens… Le plus simple serait quand même une fonction continue (et paramétrique), mais dire au peuple « remplacez la lettre R de la formule par votre revenu pour connaitre votre impôt » semble hors d’atteinte…
Il y a sans doute trop peu de scientifiques parmi les législateurs (du moins en France), et trop peu de scientifiques qui s’intéressent à la loi.
Au Québec, les tables d’impôts n’ont plus de marche depuis longtemps, même si elles ne sont pas continument dérivables. Le problème vient des nombreuses déduction qui ont des seuils. On est loin de la table d’impôt optimale qui devrait suivre la courbe d’isolélasticité des revenus. Remarquez que dans le cas des États-Unis, il semble que ce soit approximativement le cas.
Avant même de discourir sur les excès de vitesse, il faut étudier correctement la barème des vitesses sur des routes de nature différente. Trop de limite de vitesses semblent choisies au hasard de la volonté d’un fonctionnaire et ne correspondent pas à la sorte de route choisie. Quand on installe des panneaux de 70 km/h sur des routes en lacet comme sur des routes droites, le choix n’est évidemment pas valable; quand on empêche les dépassements sur une route droite d’un kilomètre, non plus, d’autant plus que je constate un permis de dépassement sur moins de 75 mètres.
Pour des routes où se font des travaux riverains, on affiche 70 km/h jour et nuit, même quand aucun employé n’y travaille, permettant ainsi aux policiers « verreux » de dispenser des billets. Si on permet une vitesse de 90 km/h sur une route à double voie, pourquoi ne permet-on pas une vitesse de 100 km/h sur une route à 4 voies?
Commençons par le commencement!
En théorie, il y a des barèmes assez précis pour déterminer les limites de vitesse. Il y a la géométrie de la route, mais aussi le nombre d’entrée sortie et la densité de piétons.
En pratique, il y a pas mal «d’interventions démocratiques» qui faussent le jeu.
Pour ce qui est des zones de travaux, l’absence de travailleur n’est pas tout. La restriction de l’espace lui-même présente un risque supplémentaire.
Ceci dit, comme je l’ai vu dans un commentaire d’un article sur les photo radar, les limites de vitesse sont affichées, donc si tu ne regardes pas les pancartes, tu n’as que toi-même à blâmer.
Très intéressant comme article.
Merci!
article interressant, dans la forme. mais qui rabâche le sempiternel discours de toutes les « sécurités routière » : la vitesse est satan. Je ferais quelques remarques, comme déjà dit la route est, en terme de santé publique, un épiphénomène. le tabac est bien plus catastrophique mais rapporte tant lui… Et en étant cynique, je dirait que des morts sur la route, il faudrait soustraire dans le bilan ceux qui leur doivent la vie (jusqu’à 3 greffés pour un mort…). Ce qui tue c’est la vitesse inadaptée (et surtout l’alcool et l’assoupissement d’ailleurs). Et en raison de paramètres physiques incontournables comme l’énergie cinétique. Mais cette vitesse tue aussi tout être humain en mouvement (en ski par exemple, ne faudrait il pas mettre des radars sur les pistes?).
Il faut plutôt voir le problème dans son ensemble : si l’on veut une sécurité maximale, on applique les solutions utilisées dans l’aérien :
Des véhicules en parfait état
des conducteurs, non en fait des pilotes avec les capacités de conduire validées et régulièrement contrôlées.
Un controle de l’utilisation des vois (traffic, densité, séparation…etc)
Des procédures rigoureuses et appliquées (clignotants…)
mais… ah c’est bête il n’y aura que très peu de personnes qui pourront conduire vraiment.
Alors socialement on part d’un autre paradigme: l’accident est inévitable et fréquent essayons d’en minimiser les conséquences ou tout du moins que le bilan soit socialement acceptable.
Et la le débat n’est plus physique ou mathématique mais humain et politique 😉
Le problème est que notre société est basée sur l’idée stupide que les gens sont fondamentalement compétent. Si ce n’est pas vrai, il faut ajouter des mécanismes de contrôle. En fait, le pilotage d’avion est extrêmement agressif en ce domaine.