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Avons-nous besoin de riches pour être riches?

Parmi les débats qui animent la politique québécoise depuis quelques mois, on en trouve un qui ressemble fort à une guerre de chiffres.

Le différend concerne la richesse comparative des Québécois et des Américains, et oppose principalement Jean-François Lisée et Martin Coiteux. Le débat se résume essentiellement à ceci: les Québécois sont-ils plus ou moins riches que les Américains?

Lisée est un stratège péquiste, souverainiste de la « gauche efficace ». Coiteux est directeur de recherche pour l’Idée fédérale, et économiste de centre-droit. Plusieurs se sont arrêtés à ces étiquettes pour choisir leur camp et conspuer l’autre. Je propose d’aller un peu plus loin.

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Le point de départ de cette controverse est une déclaration de François Legault, fondée sur un rapport de l’OCDE, voulant que les Américains soient 45% plus riches que les Québécois — une affirmation que Jean-François Lisée a contestée sur plusieurs tribunes.

La thèse de Lisée, c’est que le Québécois « ordinaire » est plus riche que l’Américain « ordinaire ».

Pour faire sa démonstration, Lisée fait quelques ajustements mathématiques (contestés par Coiteux), dont le plus frappant consiste à éliminer le 5% des Américains et des Québécois les plus riches, pour se concentrer sur le 95% restant.

Au plan économique, Lisée cherche sans doute à éliminer « l’effet Bill Gates » — illustré par l’anecdote voulant que si Bill Gates entre dans un bar, le client moyen devient instantanément millionnaire, même si, dans les faits, sa situation économique est inchangée.

Lisée choisit donc d’exclure la grande richesse de sa comparaison pour s’en tenir à la majorité des gens qui ne sont pas millionnaires. Et, selon ses calculs, le Québécois moyen s’en tire mieux que l’Américain moyen. (Martin Coiteux n’est pas d’accord.)

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Laissons de côté les aspects techniques du débat et imaginons deux pays, l’Itagne et l’Espalie, comptant chacun 1000 habitants.

En Itagne, 950 habitants gagnent 50 000$ par an, et 50 gagnent 100 000$ par an.

En Espalie, 950 habitants gagnent 40 000$ par année, et 50 gagnent 500 000$.

Dans les deux pays, donc, 95% de la population gagne un salaire « ordinaire », et 5% des gens sont beaucoup plus riches.

Si on calcule le salaire moyen des habitants de chaque pays, on arrive à 63 000$ pour chaque Espalien, et à 52 500$ pour chaque Itagnol. On pourrait donc croire que l’Espalien « ordinaire » est plus riche que l’Itagnol « ordinaire » — sauf que, dans les faits, 95% des Itagnols sont plus riches que 95% des Espaliens.

Si c’est vrai, ce n’est pas une donnée insignifiante.

Mais il y a un autre côté à la médaille.

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Prenons le même exemple, cette fois-ci dans une perspective fiscale. Et présumons que les gens qui gagnent 50 000$ et moins paient 35% d’impôts, et que ceux qui font 100 000$ et plus paient 50% d’impôts.

En Itagne, 950 personnes paieront 17 500$ en impôts, et 50 personnes paieront 50 000$ — pour un total de 19,1 millions $ en revenus pour l’État.

En Espalie, 950 personnes paieront 14 000$ en impôts, et 50 personnes paieront 250 000$ — pour des recettes fiscales de 25,8 millions $.

Autrement dit, les revenus du gouvernement Espalien — la « richesse publique » — sera de 35% supérieure à celle de l’Itagne, même si 95% de la population Espalienne a des revenus plus faibles que ceux des Itagnols.

À population égale, l’Espalie peut donc s’offrir — collectivement — beaucoup plus de programmes et de services que l’Itagne.

Si elle est vraie, cette donnée n’est pas insignifiante non plus.

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Il faut comprendre une chose essentielle: d’un point de vue sociopolitique, les inégalités sociales méritent certainement d’être étudiées de près.

Mais du point de vue de la capacité financière d’un État à offrir des services, les inégalités n’ont pratiquement aucune importance. Tout ce qui compte, c’est la richesse totale que le gouvernement peut taxer pour financer ses activités, peu importe sa répartition. (En fait, à cause de la progressivité de l’impôt, ce sont majoritairement les riches qui financent les activités de l’État.)

Autrement dit, les États dont le PIB par habitant est plus élevé ont une « assiette fiscale » qui leur permet, s’ils le veulent, de financer davantage de programmes et de services que les États où le PIB par habitant est plus faible.

À richesse égale, les sociétés qui évitent les inégalités extrêmes ou illégitimes sont certainement préférables. Je ne connais personne qui milite pour un régime féodal.

Là où le débat se corse, c’est quand il faut choisir entre l’Itagne ou l’Espalie — c’est-à-dire entre une société qui crée de la richesse (et par conséquent de la richesse collective) quitte à être moins égalitaire, ou une société plus égalitaire, mais qui crée moins de richesse, incluant moins de richesse collective.

Ce n’est pas un dilemme insignifiant.

 

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Addendum: Pour une certaine gauche, la réponse à ce dilemme sera sans doute la création de richesse collective sans passer par la création de richesse individuelle — notamment via la propriété publique des moyens de production. Je n’entrerai pas ici dans les détails des avantages et des limites de cette forme d’organisation socioéconomique, sinon pour noter que les expériences historiques (et contemporaines) n’ont pas semblé très concluantes.