Angle mort

Où va boire le troupeau?

 

Je lis à l'occasion Le Monde diplomatique. Sauf que la plupart du temps, ça me prend tout mon petit change.

Ben oui. Le style alambiqué et les phrases à 22 volets des articles du Monde diplo exigent de la part de mon cerveau élevé aux vidéoclips un effort suprême.

Je soupçonne ce journal de considérer ses lecteurs comme étant beaucoup plus intelligents qu'ils le sont en réalité. Je ne vous apprends rien en vous disant que la plupart des médias suivent plutôt la tendance inverse. Quitte à être à contre-courant, Le Monde diplo tire vers le haut plutôt que vers le bas. Et c'est très bien ainsi.

Il y avait donc dans l'édition de janvier un texte au titre invitant du philosophe Dany-Robert Dufour: "La télévision forge-t-elle des individus ou des moutons?"

Je l'ai lu, et bien que je ne sois pas certain d'avoir tout saisi, j'ai eu le goût de vous en partager les grandes lignes. Après tout, quelqu'un a déjà dit que le journalisme est un métier qui consiste à expliquer aux autres ce qu'on ne comprend pas soi-même. Alors, je plonge.

Selon Dany-Robert Dufour, "notre société est en train d'inventer un nouveau type d'agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d'égoïsme et de grégarité". C'est l'ego-grégarité. Ou vivre en troupeau en se pensant libres.

Ainsi, même si cela semble illogique, la société serait formée d'individus obsédés par leur nombril, se croyant libres et maîtres d'eux-mêmes, mais faisant néanmoins partie d'un troupeau. Un troupeau qui se laisse docilement conduire à un seul et même abreuvoir… celui de la consommation.

Mais qui conduit donc à l'abreuvoir cette société-troupeau?

C'est ici que les idées du philosophe intéressent cette chronique Médias. Car le berger qui guide le troupeau, on l'a deviné, c'est la télé. Voici comment.

Pour Dufour, à une époque où la famille traditionnelle s'érode et se disloque, où ce noyau dur de la vie sociale se ramollit, la télévision joue de plus en plus un rôle de "famille virtuelle de substitution".

En zappant d'une chaîne à l'autre, le téléspectateur retrouve chaque jour des visages qui lui sont familiers.

Il y a l'oncle Jean-Luc, le mouton noir de la famille, qui roule ses "r" à l'heure du souper en pestant contre les cols bleus. Il y a la cousine Julie qui débarque avec ses valises le dimanche, pendant que le beau-frère Guy A. fait son intéressant en débouchant une bonne bouteille de rouge.

"Ce que les histoires de famille n'apportent plus, c'est désormais la "famille" de la télévision qui est appelée à le fournir", écrit Dufour dans son article.

Or, c'est parce qu'il est devenu une famille de remplacement que le petit écran fidélise les auditoires et rassemble les conditions propices à la "mise en troupeau" de la société.

Un troupeau, philosophe le philosophe, "qu'il ne s'agirait plus que de conduire là où l'on veut qu'il aille s'abreuver et se nourrir, c'est-à-dire vers des sources et des ressources clairement désignées".

Ces "ressources", ce sont les produits et les services présentés par les commanditaires des émissions de télévision comme autant de moyens de satisfaire ses besoins individuels.

C'est là la mission première de la télévision. Le président de la chaîne française TF1, Patrick LeLay, n'a d'ailleurs laissé planer aucune équivoque sur la question en affirmant que les émissions avaient pour vocation de rendre le cerveau du téléspectateur disponible pour les annonceurs. "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible."

Seulement, on ne dirige pas un troupeau d'égoïstes – c'est ce que nous sommes – comme on dirige un troupeau de moutons. La contrainte de consommer doit être accompagnée d'un discours de liberté.

La pub, pour nous rendre grégaires, doit donc miser sur cette fausse représentation que nous avons de nous-mêmes, celle d'individus libres et uniques.

C'est ainsi que la télé guide notre société-troupeau à l'abreuvoir de la consommation, en "faisant regarder chacun dans certaines directions très précises, celles qui promettent le bonheur par la satisfaction […] de besoins égoïstes, évidemment dûment répertoriés et… prévisibles."
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TÉLÉ /

À Télé-Québec, un documentaire qui nous plonge au cour d'une guerre tragique dont on entend peu parler, celle qui oppose depuis 20 ans le gouvernement de l'Ouganda à un groupe de rebelles. Un conflit sanglant qui est le théâtre d'une des pires crises humanitaires du monde (De l'autre côté du pays, lundi 4 février, 21 h). À TV5, le cinquième épisode de la série Viva Américas porte sur la vie insulaire. Le quotidien de gens qui ont décidé de vivre en marge du système… seuls sur des îles, parfois sans électricité (lundi 4 février, 22 h 30).