Angle mort

De quelle couleur est votre papier hygiénique?

L'autre jour, alors que j'étais au supermarché avec l'autre moitié de mon couple, j'ai aperçu dans notre panier un paquet de 12 rouleaux de papier hygiénique de marque Cashmere. Étonnement.

"Ce n'est pas à nous, ça", lançai-je à ma conjointe de fait en pointant du doigt la marchandise susmentionnée.

Depuis longtemps, voyez-vous, mon couple fait sa part pour l'environnement en achetant du papier de toilette PC Vert fait à 100 % de papier recyclé post-consommation.

"C'est TA cause, a rétorqué ma douce. Moi, en achetant du papier de toilette Cashmere, j'aide les survivantes du cancer du sein."

C'est en effet ce qu'indiquait le ruban rose sur l'emballage.

Bienvenue au supermarché du 21e siècle, pagode de la consommation où, hebdomadairement, la population remplit son frigo tout en exerçant sa conscience citoyenne.

Au rayon des fruits et légumes, on songe maintenant au sort des producteurs biologiques locaux. On choisit son café équitable en ayant une petite pensée pour les travailleurs des coopératives éthiopiennes.

Cependant, certains choix exigent de notre part une vraie gymnastique morale.

Au rayon du papier hygiénique, on prend le ruban rose du cancer du sein (Cashmere) ou le ruban de Möbius du recyclage (PC Vert)? Quelle cause est la plus noble? Pas simple.

Ma blonde connaît au moins quatre victimes du cancer du sein. En revanche, elle n'a jamais vu une forêt boréale rasée par les fabricants de papier de toilette autrement qu'en documentaire.

Elle a donc pris position: Cashmere.

Il y en a qui ont la prise de position facile. Pas moi. Et surtout pour une question aussi délicate que la couleur de mon papier hygiénique… Non, je n'arrive pas à trancher.

Pour ceux que ça intéresse, Cashmere est une marque commercialisée par Kruger, une multinationale montréalaise souvent vilipendée par les écologistes et les communautés autochtones. Greenpeace l'accuse notamment de "détruire la forêt boréale pour fabriquer des produits de consommation courante".

Au cour des critiques formulées envers Kruger, il y a l'exploitation de l'île René-Levasseur, située à 300 km au nord de Baie-Comeau.

Surnommée "l'oil du Québec" en raison de sa forme, cette île gigantesque abrite une des dernières forêts intactes du Québec.

Or, cette île est devenue le symbole de la lutte entre les tenants de la protection des forêts vierges et les chantres du développement économique.

En 1997, le gouvernement du Québec concédait à Kruger un contrat d'aménagement et d'approvisionnement forestier (CAAF) pour l'exploitation d'un territoire incluant l'île René-Levasseur.

C'est alors que des voix se sont élevées. Les Innus de Pessamit, au nom de leurs droits ancestraux, ont intenté un procès au gouvernement ainsi qu'à Kruger afin que "l'oil" René-Levasseur échappe aux coupes.

En 2005, la Cour supérieure du Québec a donné raison aux Innus. Mais un an plus tard, la Cour d'appel renversait ce jugement et autorisait Kruger à récolter le bois brûlé (par les incendies de forêt) de l'île.

En débarquant sur la Côte-Nord pour exploiter les territoires concédés par Québec, dont l'île René-Levasseur, Kruger a créé quelque 750 emplois.

Depuis, parce qu'il s'est avéré moins rentable que prévu d'exploiter ces "ressources ligneuses" – en raison de l'opposition, mais aussi de la difficulté d'accès aux forêts -, l'entreprise a fermé toutes ses usines de la région.

Ça fait mal. Et j'imagine que lorsqu'on est un ex-employé de la Kruger au chômage, on doit les avoir quelque part, les droits ancestraux des Innus…

Le documentaire Le Doigt dans l'oil explore cette question délicate.

Faut-il exploiter la forêt et créer des emplois dans des régions économiquement fragiles, ou faut-il protéger les dernières forêts intactes? Peut-on faire les deux? Comment?

Voilà des interrogations qui occuperont pendant longtemps passablement de verts, d'industriels, de politiciens et de Richard Desjardins.

Des questions, j'oserais dire, presque aussi complexes que celles entourant la couleur du papier hygiénique.

Le Doigt dans l'oil, à Télé-Québec le lundi 25 février, 21 h.

TELE /

À RDI, on souligne le Mois de l'histoire des Noirs au Québec avec un documentaire sur un chapitre peu reluisant de notre histoire: l'esclavage au Canada, pratiqué pendant près de 200 ans. Héritage noir, aux Grands Reportages le jeudi 21 février, 20 h. À Canal Vie, premier épisode de la série Tu m'aimes-tu?, dans laquelle huit couples fouillent les tripes de leur vie à deux. Dès le lundi 25 février, 20 h.