Angle mort

Écrivez proprement!

Une scène des Bougon. C'est le matin. Dolorès sort de sa chambre, l'air éméché. Elle porte à la taille un strap-on – une sorte de harnais équipé d'un godemiché, utilisé lors de certains jeux sexuels. Un curé sort aussi de la chambre, l'air cave.

Un plus un font deux: on comprend que l'homme en soutane a passé la nuit dans une position fort peu cléricale.

La scène se poursuit. Toujours éméchée, Dolorès laisse tomber son strap-on sur le plancher. Aussitôt, le chien Ben Laden se met à lécher l'outrageux accessoire avec appétit. C'est alors que Papa Bougon réplique: "Pis, mon Ben? Ça goûte-tu le bon Dieu?"

Vous ne vous souvenez pas de cette réplique? Normal. Elle a été censurée.

Ce commentaire disgracieux de Papa Bougon est la seule ligne de la série à avoir succombé au couperet de la censure pour cause de mauvais goût.

C'est du moins ce que racontait la semaine dernière l'auteur de la série, François Avard, lors d'une conférence organisée par La Toile des communicateurs.

Or, cette censure n'a pas été exercée par un lobby catholique, ni par la haute direction de Radio-Canada. Elle est venue de madame la productrice, Fabienne Larouche, qui a trouvé la réplique un peu too much.

"Et comme elle avait laissé passer ben des affaires, a dit Avard, on ne s'en est pas trop offusqué."

Notre société s'est dotée de mécanismes pour éviter que tout et n'importe quoi soit vu par petits et grands au petit et au grand écran.

D'abord, en vertu du Code criminel, toute communication publique incitant à la haine contre un groupe identifiable ou proférant des propos diffamatoires est interdite.

Ça, c'est réglé.

Pour les films, la Régie du cinéma juge et classifie les ouvres en vue d'assurer la "protection de la jeunesse" et l'"ordre public". Ainsi, l'organisme gouvernemental empêcherait la présentation en salle, la vente ou la location de "films de sexploitation", qui montreraient des scènes de bestialité, d'inceste, de pédophilie, d'utilisation d'excréments à des fins sexuelles, etc.

Ça aussi, c'est réglé.

Ensuite, sans être une forme de censure, le financement public des ouvres télévisuelles et cinématographiques est conçu pour encourager la création de qualité. Téléfilm Canada n'investit pas votre argent dans des films XXX, ni dans des films qui exploitent la violence grave et gratuite. À la télévision, les téléréalités où des lofteurs célèbrent l'épilation au laser ne sont pas non plus subventionnées.

C'est sans mentionner qu'après tous ces mécanismes, il y a encore le producteur qui peut, au nom du bon goût, décider que tel chien ne léchera pas tel strap-on dans tel épisode des Bougon. Il y a aussi le diffuseur qui peut, afin d'éviter de troubler l'ordre public, refuser de mettre à son antenne telle entrevue de tel franc-tireur avec tel Doc Mailloux… C'est arrivé, d'ailleurs.

Donc, étant donné tous les mécanismes en place, voulez-vous bien me dire quel objectif souhaite atteindre le gouvernement conservateur avec son projet de loi C-10?

Vous en avez sûrement entendu parler. Ce projet de loi, s'il est entériné, permettrait au ministère du Patrimoine canadien de retirer les crédits d'impôt aux films ou aux séries télévisées qui seraient jugés "contraires à l'ordre public".

On parle en somme d'un pouvoir discrétionnaire du ministre, qui se fierait à l'avis d'un comité de fonctionnaires qu'on ne connaît pour l'instant ni d'Ève ni d'Adam.

On comprend mal pourquoi le gouvernement tient mordicus à cette loi qui – en apparence – ne fait que confirmer l'existence des mécanismes de "contrôle" déjà en place.

Pourquoi cette loi, sinon pour ouvrir la porte à une forme d'encadrement de la création davantage alignée sur des priorités politiques?

"Le plus important, c'est l'esprit de peur et d'autocensure qu'une telle loi risque de créer dans l'industrie", dit en entrevue Yves Lever, historien et coauteur du Dictionnaire de la censure au Québec.

C'est vrai. Plutôt que de risquer de se voir retirer une subvention s'ils mettent un peu trop de piment dans leurs fictions, les créateurs risquent de la jouer plus beige.

Ce projet de loi, c'est un gros doigt intimidant qui pointe en disant: "Écrivez proprement! Sinon…"

DOCUMENTAIRE /

Ironiquement, alors que le débat autour du projet de loi C-10 fait rage, le Cinéma du Parc présente un documentaire de Karl Parent qui porte, justement, sur la sombre époque où les curés menaçaient nos films avec leurs paires de ciseaux. Les Ennemis du cinéma, au Cinéma du Parc, tous les soirs à 19 h, jusqu'au 13 mars.