Angle mort

Un samedi en 2028

 

Voici l'image qui aurait été publiée si cette chronique avait traité de la série Tout sur moi. Avis. J'avais pondu une belle chronique sur la mort prématurée de Tout sur moi. Or, lundi soir, à quelques heures de mon deadline, Radio-Canada annonçait la résurrection de la série pour la saison 2009-2010. Bonne nouvelle pour les fidèles de Macha et ses amis. Mauvaise nouvelle pour le chroniqueur qui venait de passer huit heures à disserter sur une histoire qui n'existe plus. Pris de court, j'ai décidé de remplacer mon exposé caduc par une balloune futuriste. Voici donc le paysage médiatique québécois… dans 20 ans!

La Presse du samedi 20 mai 2028. Dans sa chronique, l'incorrigible Pat Lagacé tape encore une fois sur les cols bleus. Page A4, l'ex-premier ministre du Québec Bernard Drainville annonce son retour en politique. Cahier Arts et Spectacles: Céline Dion fête ses 60 ans aux Galeries d'Anjou.

C'est pour moi un indécrottable rituel. Le samedi matin, je lis mon journal. Même si le geste est on ne peut plus rétro, c'est plus fort que moi. J'ai besoin de caresser ces quelques feuilles d'arbres morts.

J'ai pourtant fait des efforts pour évoluer avec mon temps. Je me suis même adapté à la nouvelle orthographe de la langue française. Mais me passer de mon bon vieux journal du samedi? Jamais. À 50 ans, certaines habitudes ne changent pas.

J'ai eu peur, il y a cinq ou six ans, lorsque la rumeur a couru que le plus grand quotidien français d'Amérique cesserait d'être imprimé pour n'être offert que sur le Web. Inutile de vous dire qu'il y a eu une levée de boucliers du côté des rétros de mon espèce. On n'avait pas vu autant de vieux fulminer à l'unisson depuis la Commission Bouchard-Taylor.

La Presse a finalement décidé d'imiter plusieurs grands quotidiens américains. Elle est passée de sept à deux éditions imprimées par semaine (le samedi et le dimanche). Le reste est allé sur le Web.

Mon rituel du samedi matin a eu chaud.

La Presse est le dernier quotidien québécois… à sortir encore d'une presse.

C'est en 2012 que Le Devoir a laissé tomber le papier. Cette année-là, le Voir, un hebdo culturel dans lequel j'ai sévi au début de ma carrière, devenait une communauté de blogues citoyens. Puis, en 2016, une grève au Journal de Montréal a donné à Pierre-Karl Péladeau le prétexte qu'il attendait pour enterrer définitivement le quotidien fondé par son père. PKP a toujours préféré la puissance infinie du câble aux empires de papier. Il a misé sur le bon cheval. Quebecor est le premier fournisseur et distributeur de contenus numériques au pays. Et à présent, c'est sur ce terrain que la partie se joue.

Car il faut le dire, la presse écrite est une goutte d'eau dans l'océan numérique dans lequel baigne désormais la planète médias.

Aujourd'hui, l'information et le divertissement arrivent par un seul tuyau: iTube.

Il faut avoir passé la dernière décennie sur la planète Mars – et encore – pour ne pas avoir entendu parler de la petite boîte de métal brossé qui a changé la face de la télé.

L'iTube donne accès à des milliards d'émissions de télévision en haute définition, lesquelles peuvent être téléchargées et regardées sur n'importe quel téléviseur.

Et dire que tout a commencé par un site Internet de partage vidéo, YouTube.

Pour la petite histoire, YouTube a été acquis par Google en 2006. Puis, Google a englouti Apple en 2013. Et c'est dans le ventre de cette nouvelle créature médiatique que naquit l'iTube, coffret magique au coût abordable fusionnant l'interface de partage vidéo de YouTube, la technologie AppleTV et le moteur de recherche Google.

La popularité du truc a été instantanée. Les maisons de production établies ainsi que les ti-counes de tout acabit se sont mis à produire des émissions pour l'iTube.

Forcément, l'industrie télévisuelle a dû s'adapter.

J'étais chroniqueur médias à l'époque et je m'en souviens comme si c'était hier. Le jour où le patron de Radio-Canada, Sébastien Benoît, a annoncé que la société d'État fermait son légendaire canal 2, ouvert depuis 1952. Désormais, toutes les productions radiocanadiennes – incluant la 22e saison de la série-culte Tout sur moi – seraient disponibles uniquement sur iTube.

Après l'annonce de M. Benoît, on eut dit que les journalistes présents à la conférence de presse avaient décidé de garder le silence afin d'entendre le son de la page d'histoire qui venait de tourner…

J'ai mis fin à ma carrière de journaliste quelques mois plus tard. Pour une raison en particulier: un sentiment d'être dépassé.

Ces nouvelles technologies qui se renouvellent à un rythme fou. Cet âge de l'hyperaccès qui donne le mal de mer. De nos jours, les vieux sont dépassés de plus en plus jeunes. J'en sais quelque chose.

Heureusement, je peux encore compter sur l'incorrigible Pat Lagacé. Toujours à la même page. Toujours à taper sur les cols bleus.

Heureusement, il y a encore mon journal du samedi.

Ma bouée dans cette mer agitée…