J'ai lu la trilogie du Seigneur des Anneaux vers l'âge de 13 ans. Trois tomes. Plus de 1000 pages. J'y repense aujourd'hui, et je me demande comment j'ai pu tenir jusqu'au bout sans abdiquer. Car, malgré tout le respect que j'ai pour ce bon vieux Tolkien, ses bouquins comportent tout de même deux ou trois longueurs. Quand Bilbo se met à chanter, par exemple, il faut être fait fort pour ne pas céder à la tentation de sauter quelques pages.
Or, j'ai tout lu. Un exploit dont je serais incapable aujourd'hui. La trilogie me tomberait des mains à tout bout de champ.
Je ne suis pas le seul à souffrir d'intolérance aux lectures lourdes. L'auteur Nicholas Carr a aussi l'impression que son cerveau s'essouffle plus vite qu'avant. "J'ai déjà pratiqué la plongée dans une mer de mots, écrit-il. Aujourd'hui, je file en surface comme un gars sur un Sea-Doo. […] Internet semble avoir déchiqueté ma capacité de concentration et de contemplation."
Carr signe ce mois-ci un article dans le magazine The Atlantic. Intitulé "Is Google Making Us Stupid?" ("Google nous rend-il stupides?"), son papier traite des effets d'Internet sur nos cerveaux. Fascinant.
Je l'ai même lu jusqu'à la fin!
Selon l'auteur, Internet, avec ses hyperliens qui nous font cliquer d'un site à l'autre, plonge notre esprit dans un état de constante sollicitation. On passe d'une recette de tapas à un article sur le Pays basque, d'un clip Youtube rigolo à la dernière entrée de Martineau sur son blogue.
Une nouvelle façon de lire apparaît. En fait, on ne lit plus: on fait du "furetage extrême". On grignote ici et là des phrases aléatoires qui n'ont souvent aucun lien entre elles.
D'ailleurs, la plupart des sites Internet commerciaux ne sont pas intéressés à ce que vous passiez de longues minutes à lire des textes de fond. Pour eux, plus les internautes cliquent, plus il y a de "pages vues", plus il y a "d'impressions publicitaires". Car chaque page vue montre de nouvelles pubs. Et "Ka-ching!"
C'est ainsi que nous devenons des "crêpes", selon l'image du dramaturge Richard Foreman. Notre culture, au lieu de s'approfondir, "s'étend et s'amincit alors que nous accédons à ce vaste réseau d'informations".
L'article de Nicholas Carr veut démontrer qu'un cerveau qui passe beaucoup de temps sur le Web finit par penser comme le Web. "Les technologies que nous utilisons pour apprendre à lire jouent un rôle important dans la formation des circuits neuronaux", écrit-il.
Ce n'est pas une idée d'avant-hier. Alors que se développait l'écriture, Platon avait peur que les gens cessent d'exercer leur mémoire. Pourquoi apprendre par cour ce qu'on peut écrire et relire au besoin?
L'invention de l'horloge a fini par faire de nous des bibittes qui mangent et qui dorment à heures fixes. Nous n'écoutons plus nos sens. Nous obéissons à l'horloge. Nous sommes devenus des horloges.
Vers 1882, Nietzsche – dont la vue faiblissait – s'est procuré une machine à écrire. Il a appris le doigté, et ainsi, il a pu continuer à écrire, même les yeux fermés. Or, la machine à écrire a eu un effet subtil sur ses écrits. Sa prose est devenue plus télégraphique. Ce qui a fait dire au célèbre philosophe que "l'équipement utilisé pour écrire joue un rôle dans la formation des pensées."
Nietzsche était devenu une machine à écrire.
Malgré toutes les portes que nous ouvre le réseau des réseaux, et je suis le premier à en profiter, je dois admettre qu'à force de butiner à gauche et à droite sur le Web, j'ai fini par penser comme le Web. Vous aussi, peut-être…
Misère… Faut se remettre les méninges en forme! Cet été, pourquoi ne pas lire quelque chose d'aride?
Prenons donc au mot les analystes de la commission Bouchard-Taylor qui suggéraient de lire en entier le fameux rapport sur les accommodements raisonnables.
Voilà une belle grosse brique pesante de 310 pages qui fait suer les neurones.
Bon work-out cérébral!
Pour télécharger gratuitement le rapport Bouchard-Taylor: http://www.accommodements.qc.ca/
Sinon, Nicholas Carr a aussi écrit The Big Switch, (éd. WW Norton, 2007, 276 p.), un essai qui explique comment les ordinateurs remodèlent la société, la culture et l'économie.
PRESSE ECRITE /
À cueillir dans un kiosque à journaux près de chez vous ce 3 juillet, un cahier spécial de 15 pages dans le journal Le Monde publié à l'occasion du 400e de Québec. Rappel des grandes réussites québécoises dans les domaines de l'économie et de la culture. Un texte sur la scène rock québéco-montréalaise et un reportage sur le Nord québécois réalisé par notre collègue Anne Pélouas.
N’est-ce pas exactement ce que disait Marshall McLuhan?
Ce que l’on lit sur le net est moins important que le fait qu’on le lit sur le net. C’est le média qui a le plus d’impact sur notre façon de penser, plus que ce que l’on prend du média.
Ah McLuhan!! On y revient toujours!
Tolkien, vous dites, monsieur Proulx? Long, avec des longueurs en plus, c’est sûr. Mais, en contrepartie, c’est généralement captivant, amusant. Tandis que Stendhal, ou Flaubert, ou Balzac… Ceux-là – et plusieurs autres – c’est également long et bourré de longueurs interminables, et beaucoup moins amusant.
Et vous-même, cette histoire de crêpes… Heureusement que c’est une histoire intéressante! Et vous avez absolument raison, ce qui ne nuit pas à l’affaire. Les accros du web risquent de développer une pathologie du type déficit d’attention, et conséquemment d’être sujets à s’ennuyer pour peu qu’on s’attarde sur quelque chose. Tout doit défiler sans cesse. Et l’esprit devient imperméable et la vie une existence téflon.
Mais je m’arrête avant de vous perdre…
Bonjour,
Je ne vois pas le rapport avec les crêpes, mais je vais me procurer le journal Le Monde.
Merci et bonne journée.
@ Mme Dejean
Pour les crêpes, extrait du texte:
« C’est ainsi que nous devenons des « crêpes », selon l’image du dramaturge Richard Foreman. Notre culture, au lieu de s’approfondir, « s’étend et s’amincit alors que nous accédons à ce vaste réseau d’informations ». »
Pingback depuis Exutoire » Lire en diagonale
Et le plus stupéfiant dans cette course effrénée de l’écrit, c’est qu’on s’abêti presque à performer, alors que l’on sait très bien que ça ne fait que passer à la vitesse du Web. Il m’arrive parfois d’être essouflé parce que j’ai du mal à faire le tri de mes lectures sur le Web justement. Alors je slaque su’ lé cordeaux, je détèle comme on dit.
Et dire qu’au début le Web (cette superbe invention) ne devait être qu’un plaisir de distractions pures et simples. Aujourd’hui sur ce même Web, on n’arrive quasiment plus à se concentrer tellement notre esprit vagabonde à la recherche de cette éternelle nouveauté dont on est jamais repu.
«Malgré toutes les portes que nous ouvre le réseau des réseaux, et je suis le premier à en profiter, je dois admettre qu’à force de butiner à gauche et à droite sur le Web, j’ai fini par penser comme le Web.»
Contrairement aux techniques et machines du passé, le Web ne «pense» pas. Avec le livre et la machine à écrire, c’est encore l’Homme qui «donne vie», par la Pensée, à ces machines. Mais la Pensée dans le web tend à s’effriter (la métaphore de la crêpe est plutot bien choisie); elle perd le temps dont elle a besoin pour prendre forme : «on les nomme virtuelles : c’est qu’elles maintiennent la pensée dans un suspense indéfini, lié à l’échéance d’un savoir exhaustif. L’acte de pensée y est indéfiniment différé.»
On dira qu’il faut une Pensée pour «produire» le web, cela est vrai, mais il n’en faut plus pour le REproduire. Dans sa reproduction, le web n’a besoin que de comportements réflexes, il ne demande que l’obéissance de toutes ses opérations (plus les internautes cliquent, plus il y a de « pages vues », plus il y a « d’impressions publicitaires ». Car chaque page vue montre de nouvelles pubs. Et « Ka-ching! »). Peu importe si les finalités du système fonctionnent, le système n’a plus besoin de ses finalités… c’est la pure reproduction.
On pourrait se demander pourquoi la Pensée en est venu à créer le web. Comment a-t-on pu, par la pensée produire l’infection invalidant la pensée elle-même…
«Si les hommes créent ou phantasment des machines intelligentes, c’est parce qu’ils désespèrent secrètement de leur intelligence, ou qu’ils succombent sous le poids d’une intelligence monstrueuse et inutile : ils l’exorcisent alors dans des machines pour pouvoir en jouer et en rire. Confier cette intelligence à des machines nous délivre en quelque sorte de toute prétention au savoir exhaustif, comme de confier le pouvoir à des hommes politiques nous permet de rire de toute prétention à gouverner les hommes.»
Et dans l’avenir, certains croient que les jeunes auront pu s’adapter à cette absence de la pensée. Les plus optimistes croient même à une mutation de l’espèce humaine; un nouvel homme, rien de moins! Mais à quoi peut-on s’attendre?
«La question de la pensée ne peut même plus y être posée, pas plus que celle de la liberté des générations futures : elles traverseront la vie comme un espace aérien, attachées à leur siège. Ainsi les Hommes de l’Intelligence Artificielle traverseront leur espace mental attachés à leur computer. L’Homme Virtuel, immobile devant son ordinateur, fait l’amour par l’écran et ses cours par téléconférence. Il devient un handicapé moteur, et sans doute aussi cérébral. C’est à ce prix qu’il devient opérationnel. Comme on peut avancer que les lunettes ou les lentilles de contact deviendront un jour la prothèse intégrée d’une espèce d’où le regard aura disparu, ainsi peut-on craindre que l’intelligence artificielle et ses supports techniques deviennent la prothèse d’une espèce d’où la pensée aura disparu.»
—
Vous trouverez toutes les citations dans le texte «Le Xeros et L’Infinity» de Jean Baudrillard à l’adresse URL : http://www.egs.edu/faculty/baudrillard/baudrillard-le-xerox-et-linfinity.html