Angle mort

Trois livres de télé

Loin de moi l'intention de jouer dans les plates-bandes de nos pages Livres, mais j'ai dévoré récemment trois bouquins qui pourraient bien intéresser les fidèles de cette chronique. Compte rendu.

VU DU TERRAIN

Le journaliste Michel Jean a travaillé à Radio-Canada (RDI) avant de passer à TVA, où il coanime J.E. depuis 2005. Et jusqu'ici dans sa carrière, il a montré de lui une image neutre, préférant les faits aux épanchements. Voilà pourquoi je ne m'attendais pas du tout à ce que j'ai lu dans Envoyé spécial, un livre dans lequel le journaliste revisite sur le ton du roman les moments marquants qu'il a couverts au fil des ans. La tragédie des Éboulements en 1997, la guerre au Liban en 2006, les attentats du 11 septembre, le tsunami au Sri Lanka, la chute de Jean-Bertrand Aristide en Haïti et j'en passe. Avec son livre, Michel Jean s'inscrit dans la tradition du journalisme littéraire, un genre hélas peu exploité au Québec. Laissant à d'autres les analyses sociopolitiques des événements relatés, il s'attarde plutôt aux choses ressenties, aux remuements intérieurs qui habitent un journaliste qu'on largue, comme ça, aux premières loges des grandes tragédies modernes. Envoyé spécial, de Michel Jean, éd. Stanké, 299 p.

LA VRAIE HISTOIRE DE "LA VRAIE HISTOIRE"

Les créateurs de la série Les Lavigueur – la vraie histoire voulaient changer la perception qu'avaient les Québécois de cette "famille de B.S." devenue multimillionnaire grâce au loto 6/49. Il aura fallu six épisodes d'une heure pour y parvenir. Qui, aujourd'hui, oserait se moquer en public des Lavigueur? Dans un livre hybride, l'auteur de la série, Jacques Savoie, publie le scénario de la série, mais aussi son point de vue personnel sur la bulle médiatique dans laquelle lui et ses compatriotes se sont retrouvés l'hiver dernier. Rappelons que le premier épisode des Lavigueur a réuni 2,3 millions de téléspectateurs. Dans les semaines qui suivirent, le destin tragique de cette famille anima les conversations de machines à café. Un phénomène télévisuel. Dans le rest of Canada, les journalistes se demandaient comment la reconstitution d'un fait divers datant de plus de 20 ans pouvait retenir 48 % de l'auditoire télévisuel. Et bientôt, un mini-scandale éclata. Un scandale long de trois mots: "la vraie histoire". La queue du titre de la série qui, selon certains, n'était rien d'autre que de la fausse représentation. Car on le sait maintenant, tout n'était pas tout à fait vrai dans cette "vraie histoire": des personnages qui n'ont jamais vraiment existé, des ellipses temporelles qui n'étaient pas conformes à la réalité, un procès qui n'a jamais vraiment eu lieu. À de multiples reprises, Jacques Savoie a dû défendre son ouvre malmenée de toutes parts, jusque sur le plateau de Tout le monde en parle. Savoie ne fait pas son mea-culpa dans son livre, bien entendu. Il n'y fait pas non plus de grandes révélations. Par contre, comprendre les coulisses d'une production télévisuelle nous aide à accepter l'inéluctable: toute histoire vraie portée à l'écran finira d'une façon ou d'une autre par être "arrangée avec le gars des vues". La Vraie Histoire de la série Les Lavigueur, de Jacques Savoie, éd. Stanké, 322 p. La série Les Lavigueur est aussi offerte en DVD (Imavision).

AU-DELA DU PAVILLON

Les étudiants de l'UQÀM connaissent bien le pavillon J.A.-DeSève… mais l'homme? Jusqu'ici, aucune biographie n'avait porté sur celui qui a été l'un de nos premiers barons des médias. Yves Lever, expert en cinéma qui a codirigé le volumineux Dictionnaire de la censure au Québec, s'en est chargé. Figure de proue, dès les années 30, du "Hollywood québécois", DeSève est aussi le fondateur, en 1961, de la première chaîne privée en français à Montréal: Télé-Métropole (aujourd'hui le réseau TVA). Sans complaisance envers son sujet, Lever raconte quelques moments oubliés de l'histoire du célèbre réseau… Par exemple, sait-on que pour obtenir du Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion (l'ancêtre du CRTC) la licence pour exploiter Télé-Métropole, le groupe de DeSève a soumis un projet devant "élever le standard culturel", un service de la "plus haute tenue technique, morale et artistique"? Sur papier, avant sa création, la chaîne devait ressembler ni plus ni moins à une succursale de Radio-Canada… Et c'est sur ces prétentions que les gouverneurs de la radiodiffusion ont donné leur feu vert. Quelle tête ils ont dû faire en voyant à l'antenne du canal 10 ce que DeSève et sa gang entendaient par "élever le standard culturel": des farces et des sketchs de Paul Berval et Gilles Latulippe! J.A. DeSève – Diffuseur d'images, d'Yves Lever, éd. Michel Brûlé, 299 p.