Angle mort

Quelque chose qui pourrit

"Les journalistes de Quebecor ont l'impression d'être de petits soldats à qui l'on demande de tenir le rang pour que l'Empire maintienne sa position dominante." La météo peut se tromper, mais en voyant la couleur des nuages qui obscurcissent actuellement le ciel du Journal de Montréal, on peut difficilement prévoir autre chose que des orages violents.

Bref topo sur la situation. Depuis quelques semaines, les employés des bureaux et de la rédaction du Journal de Montréal négocient en vue du renouvellement de leur convention collective. À ce qu'il paraît, les pourparlers entre les patrons et les syndiqués ne se déroulent pas dans une ambiance que l'on pourrait qualifier de cordiale. Paraît que ça brasse. Le 28 octobre, l'employeur (Corporation Sun Media, filiale de Quebecor) a fait connaître ses demandes. Au programme: coupure de 20 % des frais d'exploitation, droit d'utiliser le contenu du Journal de Montréal "sur toute plate-forme actuelle ou future de Quebecor Media", introduction du multitâche pour les journalistes, augmentation des heures de travail sans augmentation de salaire, et j'en passe. Les syndiqués ont rejeté en bloc ces demandes patronales. Ils ont voté pour des moyens de pression, en excluant toutefois la grève générale. Et au moment d'écrire ces lignes, les négos étaient au point mort. Dieu seul sait ce que l'avenir réserve aux fourmis du 4545, rue Frontenac. Sera-ce un débrayage? Sera-ce un lock-out de 15 mois comme au Journal de Québec? Ou ne sera-ce rien pantoute? À suivre…

Une chose est sûre cependant, même si Le Journal de Montréal évitait l'orage, le temps gris, lui, est là pour rester.

Commentaire d'un journaliste du quotidien: "Pierre Karl Péladeau nous considère comme des producteurs de contenus, et tout ce qu'il veut, c'est nous mettre dans la même boîte pour qu'on alimente ses journaux, ses sites Web, ses magazines."

Si ce journaliste rencontré par hasard l'autre jour était le seul à tenir ce discours, on passerait l'éponge. Ce n'est pas le cas.

Il y a quelque chose qui pourrit au royaume de Quebecor. Et la bataille syndicale risque fort de mettre le doigt dans la portion gâtée. L'affaire, c'est que plusieurs journalistes de l'Empire ne veulent pas suivre l'empereur dans sa croisade convergente. Au-delà des questions salariales, les journalistes du Journal de Montréal tiennent surtout à conserver l'indépendance de leur salle de rédaction, et plusieurs en ont jusque-là de travailler pour un quotidien qui n'a d'yeux que pour les profits.

Un nouveau bouquin traduit en chiffres le malaise profond, voire la détresse, que vivent les journalistes de Quebecor.

Journalistes au pays de la convergence, écrit par Marc-François Bernier, titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme, révèle les résultats d'une vaste enquête menée à l'automne 2007 auprès de 385 journalistes syndiqués. Ceux-ci travaillent principalement pour Radio-Canada, Gesca (La Presse) et Quebecor.

Globalement, l'étude signale une différence très nette entre l'état d'esprit des journalistes de Quebecor et ceux des autres groupes médiatiques.

D'abord, c'est au sein de l'empire Péladeau que les journalistes craignent le plus les dérives de la concentration et de la convergence. Soixante-six pour cent des journalistes de Quebecor pensent par ailleurs que les besoins en revenus publicitaires influencent le genre de nouvelles diffusées, et que l'intérêt économique du patron passe avant l'intérêt du public.

Ajoutons-en un peu. Parmi tous les journalistes, ceux de Quebecor sont les plus prompts à s'autocensurer, ont le plus de réticences à diffuser des informations pouvant nuire aux intérêts du patron, sont les moins enclins à critiquer publiquement la qualité de l'info diffusée dans leur média. Ils sont aussi plus nombreux à considérer la loyauté envers l'entreprise comme étant une valeur très importante.

Soyons grossiers: les journalistes de Quebecor ont l'impression d'être de petits soldats à qui l'on demande de tenir le rang pour que l'Empire maintienne sa position dominante.

À vivre cela au quotidien, il y a de quoi avoir l'humeur maussade.

L'enquête de Marc-François Bernier n'explique pas tout, mais elle documente une angoisse qui hante les journalistes, et en particulier ceux de Quebecor.

Il y a une incompatibilité entre ceux qui ont choisi de pratiquer le journalisme pour servir le public, et ceux qui emploient ces journalistes – des compagnies qui doivent d'abord servir leurs actionnaires.

La qualité de l'information semble de moins en moins conciliable avec l'éthique capitaliste.

Journalistes au pays de la convergence

de Marc-François Bernier

Les Presses de l'Université Laval, 2008, 193 p.