Angle mort

L’écriture se meurt (et ce n’est pas grave)

 L'écriture n'est pas la façon la plus humaine de communiquer.Les plus anciennes formes d'écriture datent de 3300 avant Jésus-Christ. Les Sumériens, en Mésopotamie, gravaient des symboles sur des tablettes d'argile. Qu'écrivaient-ils? Des registres de comptabilité.

Parce qu'avant les grands écrivains, il y a eu des comptables.

L'histoire officielle de l'humanité commence avec l'invention de l'écriture. Avant, c'était la préhistoire. L'écrit, un ensemble de signes permettant d'échanger des messages sans le support de la voix, a marqué la fin de l'ère de l'oralité.

Plusieurs siècles plus tard, l'imprimerie du bonhomme Gutenberg donnera des ailes à l'écriture. Le savoir des livres se répandra comme la peste. Les journaux rapetisseront le monde considérablement. Jamais les idées n'auront autant circulé. Tout ça, à cause de l'écriture.

Rappelez-moi de remercier mon comptable quand j'irai lui porter ma déclaration de revenus.

L'écrit nous a aussi donné une mémoire beaucoup plus solide. La mémoire du papier, comme on dit. Pas sûr que ce fut toujours pour le mieux. À mon avis, les religions auraient évolué beaucoup plus vite s'il n'y avait pas eu ces livres sacrés que plusieurs prennent encore au pied de la lettre. L'oralité a cela de beau: le conteur s'adapte à son public.

Enfin… Encore aujourd'hui, l'écriture demeure la technologie la plus répandue pour l'échange d'information. Mais on aurait tort de croire que c'est la seule (et encore moins la meilleure).

Vous connaissez l'expression "Chassez le naturel, il revient au galop"? Au risque de me faire tirer des roches, je le dis: l'écriture n'est pas la façon la plus humaine de communiquer.

Les comptables ont inventé l'écriture pour un million de raisons très techniques. Mais la vraie vérité, c'est que les hommes sont faits pour parler. Nous avons une langue, des cordes vocales et tout le gréement pour ça. Or, jusqu'ici, il était techniquement périlleux d'obtenir, avec la voix, les avantages de l'écriture (soit la distribution et le stockage faciles de l'information). C'est de moins en moins le cas.

De plus en plus de futurologues et de visionnaires annoncent pour bientôt le moment où la "culture des mots écrits" sera remplacée par la "culture audiovisuelle".

On attend, par exemple, l'arrivée des ordinateurs conversationnels. Évidemment, on pense immédiatement à HAL, cette cauchemardesque machine intelligente du film 2001: L'Odyssée de l'espace. Stanley Kubrick s'est trompé sur l'année, mais projetons-nous en 2050; on aura peut-être tous un mini-HAL sur notre table de travail.

Et même si vous et moi trouvons curieux, voire ridicule, de discuter avec une machine, nos petits-enfants n'y verront certainement rien de bizarre.

Ils auront peut-être accès à des ordis capables de reconnaître avec précision des commandes vocales, d'interpréter des phrases et même de la vidéo. Ils baigneront dans un monde de sons et d'images avec lequel ils interagiront à partir de bidules électroniques pas encore inventés.

Imaginons simplement un ordinateur capable d'enregistrer toutes nos conversations. Encore mieux, un engin de recherche de type Google qui nous permettrait de retrouver et de réentendre, en 0,08 seconde, une portion précise d'une discussion téléphonique avec un collègue.

Imaginons aussi qu'on puisse communiquer avec un ami pakistanais, sans jamais avoir à apprendre un seul mot d'ourdou. Un logiciel de traduction évolué n'aura fait qu'une bouchée des barrières linguistiques.

Et si la voix venait à supplanter l'écrit en ce qui concerne l'échange d'information, du jour au lendemain des millions d'analphabètes auraient accès au monde du savoir… Super, non?

La voix est le mode inné de communication inter-humains. Depuis des millénaires, l'écriture a surtout été plus efficace. Et si les nouvelles technologies changeaient tout ça?

Selon William Crossman, fondateur de l'Institute for Study of Talking Computers and Oral Cultures, la fin des mots écrits amorcera le retour d'une "culture orale mondiale". Et, pour lui, c'est loin d'être négatif.

On en reparlera.

TELE /

En première à la télé, le film Nos amis les Terriens, de l'auteur des Fourmis, Bernard Werber. Des extra-terrestres tentent de comprendre les hommes et leurs comportements sur le ton du documentaire animalier. Ainsi, les humains deviennent des "êtres rampants vivant dans des nids empilés les uns sur les autres"… C'est drôle, parce que c'est vrai. Sur TV5, le mercredi 11 février, 20 h.