Angle mort

La boîte de Berthe

Ces sympathiques étrangers qui apaisent chaque jour la solitude des matantes.

L'autre jour, mon beau-frère avait pour moi une boîte. "Tiens, j'ai pensé que ça te ferait plaisir." L'emballage rouge au fini similicuir a appartenu à sa tante, qu'il me dit au passé composé. Parce qu'elle est décédée, sa tante. Appelons-la Berthe, mettons.

Curieux, j'ai ouvert le carton. À l'intérieur, il y avait une collection de portraits. Un ramassis, devrais-je plutôt dire, d'au moins mille photos de "personnalités", toutes soigneusement découpées dans les pages de divers magazines de supermarché. Certaines coupures jaunies dataient d'une trentaine d'années, d'autres, d'il y a deux ans.

Rien d'intéressant à première vue. Sauf qu'en analysant de plus près cet assortiment de visages notoires, une étrange émotion m'a envahi. Croyez-le ou non, je me suis retrouvé dans la psyché d'une matante. Matante Berthe, mettons.

Mon esprit cartésien a d'abord cherché la logique dans ce brouhaha iconographique. À partir de quelle grille de sélection matante Berthe ajoutait-elle un portrait dans sa boîte rouge? Dur à dire. C'est qu'il y avait vraiment de tout.

Un Guy Mongrain à moustache. Un Sébastien Benoit à lunettes. Huit portraits de Jacques Fauteux à différentes époques de sa vie. Plusieurs Érick Rémy, lors d'autant d'occasions mondaines. Un Gilles Proulx en compagnie d'un chef papou portant fièrement l'étui pénien. Une Denise Bombardier aussi coquine qu'on peut l'imaginer, épaules dénudées, portant un boa de plumes noir. Deux Franco Nuovo accompagnés de deux blondes distinctes. Une Isabelle Maréchal enceinte comme la planète Terre. Le mariage de Benoît Gagnon. Et un peu plus loin, une photo montrant toujours Benoît Gagnon, cette fois en train de transmettre l'art du rasage à son jeune fils, Mathieu. C'était en 2002.

Aucune personnalité américaine, française ni même canadienne-anglaise dans la boîte de matante Berthe. Que des Québécois. Et encore, j'ai vite découvert plusieurs grands absents dans cette collection de célébrités. Pas (ou pratiquement pas) de politiciens, de sportifs, de musiciens, de cinéastes, d'écrivains, de chorégraphes, de scientifiques. Et, étrangement, assez peu de comédiens de renom.

Il m'a fallu quelque temps pour découvrir que ce fouillis était en fait une étude pointue de la faune télévisuelle des 30 dernières années.

Ce n'étaient ni des héros, ni de grands bâtisseurs, ni des faiseurs de miracles, ni des figures historiques, ni des Prix Nobel qui comblaient la boîte de Berthe, mais des gens qui partageaient tous une seule caractéristique commune: une forte présence à la télévision. Clodine Desrochers, Pénélope McQuade, Ricardo Larrivée, Gino Chouinard, Yves Corbeil, Pierre Bruneau, Sébastien Benoit, François Paradis et j'en passe…

POURQUOI CETTE COLLECTION?

Si j'en crois mon beau-frère, sa matante Berthe aurait été une femme plutôt seule de son vivant. Rarement visitée, confinée à la maison à cause de la maladie, Berthe a mené une existence morne, presque oubliable. Elle a vécu comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldman, "par procuration, devant son poste de télévision"…

C'est l'histoire vraie de tellement de gens. Des sans-famille. Des sans-amis. Des vieux oubliés dans des foyers de "retraités actifs", pas encore assez séniles pour ne pas se rendre compte que leurs enfants les visitent par pitié plus que par envie.

Souvent, tout ce que ces gens ont sous la main pour socialiser, c'est une télécommande pointée vers une télé câblée. La majeure partie de leurs relations interpersonnelles s'exprime donc à travers ces lurons du petit écran qui échangent des confidences, des recettes, des opinions sur n'importe quoi… Ces sympathiques étrangers apaisent chaque jour leur solitude. Forcément, ils deviennent familiers.

C'est d'ailleurs l'impression que j'ai eue en visitant la boîte de Berthe. Il y avait dans ce bordel de portraits un arrière-goût d'album de famille. Une famille factice, bien entendu. D'où, peut-être, ce besoin – pour compenser – d'accumuler toujours plus de photos. Un millier, s'il le faut.

Combien d'autres matantes Berthe sont obsédées par les photos des magazines à potins? Comment expliquer leur soif de voir, chaque semaine, qui se marie, qui divorce, qui accouchera bientôt, qui a déjà songé au suicide, qui nage dans le bonheur?

Le contenu des magazines à potins me fait penser à de la pornographie pour personnes affreusement seules, comme Berthe.

À défaut de mieux, on se vautre dans une orgie de visages familiers.