Après quatre années à couvrir hebdomadairement le monde des médias, je change de talle. De chroniqueur spécialisé, je deviens chroniqueur tout court. Appelez-moi comme vous voulez, fournisseur de points de vue variés ou commentateur de l'air du temps.
En cherchant un sujet pour briser la glace, j'ai trouvé que l'occasion était belle de vous livrer mes réflexions sur ce curieux animal médiatique.
Chroniqueur: Se dit de celui qui, dans une entreprise de presse, opine, critique, glose, prend position, répand sa poignée de grains dans la basse-cour de l'opinion publique.
Selon le lieu commun, certains chroniqueurs diraient "tout haut ce que tout le monde pense tout bas". Ah, ouin? À l'ère du Web 2.0, des blogues, de Facebook, de Twitter, y a-t-il encore quelqu'un ici qui pense tout bas? La majorité silencieuse est un concept du siècle dernier.
Poursuivons.
On dit aussi qu'il y a beaucoup (trop) de chroniqueurs. En tant que groupe, ils sont en partie responsables de ce phénomène qu'il est convenu d'appeler le "spin" de la nouvelle. Pour un Sarko qui dit "sectaire", combien de chroniqueurs pour dire "scandale"?
Si l'on bat des records d'enflure médiatique autour de sujets aussi critiques que le décolleté plongeant d'une ex-blonde de ministre fédéral, c'est peut-être un peu à cause des chroniqueurs.
C'est d'ailleurs un enjeu dans le monde du journalisme. Car, plus il y a de chroniqueurs dans le décor, moins il y a d'espace pour les journalistes "objectifs". Vous savez, ceux qui débusquent la nouvelle et la restituent dans un topo ou un article, ce qui nous aiderait à mieux vivre en démocratie?
Pour ma part, je crois que la chronique est un genre qui permet de régler quelques bogues du journalisme dit "objectif". Que de vacuités, d'informations absconses et d'extraits de langue de bois sont diffusés dans les médias sous le couvert commode de l'objectivité!
Dans une conférence, le chroniqueur et auteur d'Un dimanche à la piscine à Kigali, Gil Courtemanche, disait: "Le journalisme actuel, lorsqu'il parle de politique, contribue à raconter des mensonges. Que des dictateurs soient nommés présidents par des journalistes, alors qu'ils sont des assassins, c'est une honte. C'est pourquoi je ne ferai plus jamais rien d'autre que de la fiction et de l'humeur."
Le chroniqueur a besoin du journaliste "objectif" pour se nourrir. En contrepartie, il gratte les endroits que le journalisme traditionnel ne peut atteindre.
Tenez, il me vient en tête l'image du pique-bouf (ou buphage), ce petit oiseau d'Afrique qui squatte le dos des rhinocéros, des girafes, des éléphants pour les débarrasser de leurs tiques. Une autre belle leçon de collaboration, gracieuseté de l'évolution du bon vieux Darwin. Le pique-bouf a besoin de l'éléphant, et vice-versa. À chacun sa place, et tout va pour le mieux dans la savane africaine.
Quelle est la place du chroniqueur? Bonne question. L'auteur des Bougon, François Avard, a déjà illustré le rôle de l'humoriste par une image qui, à mon sens, convient aussi très bien au chroniqueur. Selon lui, l'humoriste doit "voir le pygmée dans la cage de l'orang-outan".
Il fait référence aux freakshows des 18e et 19e siècles, où l'on a déjà présenté un pygmée en cage, juste à côté d'un orang-outan, en prétendant qu'il s'agissait du célèbre chaînon manquant du bon vieux Darwin.
À l'époque, on trouvait la chose aussi fascinante que convenable.
Selon Avard, "voir le pygmée dans la cage de l'orang-outan", c'est être capable de discerner l'aberration là où tout le monde voit la normalité.
Voilà, en gros, comment j'aborde mon rôle de chroniqueur tout court. Loin de moi l'intention de vous dire tout haut ce que vous pensez tout bas. À quoi bon?
Je tenterai plutôt d'être le pique-bouf qui, humblement, débarrassera le discours ambiant de quelques-uns de ses tics. D'autres fois, j'essayerai de saisir l'absurdité, les contradictions, les étrangetés du monde dans lequel je vis, et vous aussi. C'est un peu l'idée générale derrière le titre de cette chronique: Angle mort.
Or, il faut prendre la chronique pour ce qu'elle est. C'est-à-dire, avec un grain de sel. L'opinion est d'abord un exercice.
Je ne vous garantis pas que mes prises de parole seront toutes les semaines géniales, abouties, pertinentes. Il se peut que je m'égare, que je me plante royalement et qu'à l'occasion, je sodomise des drosophiles. C'est le risque de l'exercice.
Cela dit, j'ai l'intime conviction que, pour percer le brouillard, il faut de temps en temps pelleter quelques nuages…
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En passant, le titre de la chronique a été trouvé par Steve Marcoux, un lecteur qui me suit sur Twitter. Très bon flash!
Bravo!
Une excellente entrée en matière pour une nouvelle leçon de conduite intéressante, monsieur Proulx.
Surtout après une série d’accidents graves et dramatiques causés précisément à cause de cette absence de vigiliance et de cette surabondance d’angles morts dans la fonction publique.
Un jour, lorsque le brouillard se lèvera à cause de tous les pelleteux de nuages, on verra également la « fonction publique » être revue et corrigée comme la chronique de la chronique peut le faire.
Et, encore là, cette auto-critique, cette réflexion salutaire et éthique sur la fonction publique de l’homme politique se verra également accomplie au-delà de l’objectivité consacrée des chiffres et des idéologies.
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Cela étant dit, ce qui me fait tiquer dans votre texte, c’est ce passage :
« Selon le lieu commun, certains chroniqueurs diraient « tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Ah, ouin? À l’ère du Web 2.0, des blogues, de Facebook, de Twitter, y a-t-il encore quelqu’un ici qui pense tout bas? La majorité silencieuse est un concept du siècle dernier. »
La majorité silencieuse est toujours silencieuse, monsieur Proulx. Son tapage n’est que virtuel pour l’instant. Il demeure du domaine de l’écrit électronique, de la propagande inavouée ou inavouable est une réalité en puissance. Elle n’est pas encore en éveil. Et si le journalisme objectif ne reprend pas sa juste place dans les médias, si le commentaire l’emporte sur l’étalage des faits, j’ai bien peur que les journaux nationaux acoucheront d’un propagande marchande et nationale encore plus extrémiste que du temps de l’extrême droite des fascistes et des nazis en Europe.
L’extension du domaine de la lutte du cervotariat comporte ses risques et ses prochains débordements sont déjà perceptibles en Europe.
J’étais « là », sur Dailymotion, lorsque la campagne de Sarkozy battait son plein et je dois dire que la voix citoyenne, lorsqu’elle s’est emparé du médium audio-visuel, s’est déchaîné avec la force de tous ces commentateurs extrêmes avec une force et une énormité dans le geste qui laissait l’observateur américain que j’étais totalement pantois.
J’y ai vu la haine et la propagande mensongère comme je ne croyais jamais la VOIR de mon vivant.
À cette époque-là, j’évacuais le cauchemar en me disant que les français avait définitivement le don de se défouler politiquement d’une manière plus directe et sauvage… mais au bout du compte, je commence à m’apercevoir que ce trait de caractère magnifié par la nouvelle technologie médiatique commence à faire ICI aussi des adeptes.
Pour l’instant, tout va bien, comme disait le personnage principal dans le film LA HAINE.
Mais si la crise financière s’accentue et que la démocratie ne répond pas adéquatement à l’appel en inspirant plus de respect aux citoyens qui désertent les urnes pour reprendre la rue, eh bien, on aura bien des surprises qui prendront des habits que l’on a vu porter dans tous les siècles précédents où le sectarisme des uns se portaient tout aussi bien et FIÈREMENT que le sectarisme des autres.
Tout ça n’augure rien de bon, d’après moi… mais je dois être un peut trop pessimiste et élitiste dans mon approche.
En tout cas, une chose est certaine, je suis bien content de n’être que la mouche du coche quelques fois…
certains chroniqueurs diraient « tout haut ce que tout le monde pense tout bas »
parfois, on ne parle pas de sons nécessairement lorsqu’on parle de haut et de bas
parfois, le bas de la ville essaie de prendre le pas sur la haute
et alors, on a affaire à une lutte de classes,
à un conflit dans les rangs
à une révolte du populisme par rapport à l’élite sur « ses grands chevaux »
je crois que c’est ça le problème, en ce moment
ce qui expliquerait aussi pourquoi la radio de Québec s’est toujours placé en porte à faux du pouvoir politique de la capitale ou des capitales nationales afin de faire battre le tambour tribal et déclencher la rage dans les « bas-fonds » de la ville au pied de la pente douce
ce qui expliquerait aussi pourquoi André Arthur perd de son impact avec un médium qui n’est pas aussi tribal que la radio
une belle opposition classique médium chaud/médium froid
cela étant dit, internet ?
c’est hot ou c’est cool ?
c’est chaud ou c’est froid, selon la grille d’analyse McLuhan ?
Bienvenue, cher collègue, dans le merveilleux monde de la chronique!
Et bravo pour cet «angle mort». J’en suis presque jalouse.
J’ajouterais seulement un petit élément à votre réflexion sur le travail de chroniqueur. Il n’est pas toujours nécessaire d’avoir une «opinion». Mais on ne saurait en avoir une avant d’avoir fait le tour des «faits». Bref, journalisme «objectif» et chronique n’ont pas à s’exclure mutuellement.
De fait, ils se complètent. Tout au moins, ils devraient le faire!
Je n’oublierai jamais cette journaliste qui, il y a de cela plusieurs années, s’était fendue à mes côtés, sur un panel, d’une longue tirade du genre: «il y a les VRAIS journalistes, ceux qui font dans la recherche de FAITS, et il y a les FAISEURS D’OPINION, qui ne se préoccupent pas ou si peu des FAITS»… ou quelque autre admonestation du genre…
Faut dire que c’était AVANT qu’elle ne devienne chroniqueure…
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@ Josée Legault
Merci pour les commentaires. Je suis honoré! (et aussi très curieux de savoir de quelle « journaliste » vous parlez…
1977, est-ce l’année de ta naissance ?
Et Angle mort, c’est ce que doit surveiller tout bon automobiliste qui fait marche arrière, parce qu’on ne peut juste se fier aux miroirs. Hum…
Bravo Steve. Touché.
Pour percer le brouillard, il faut se tenir devant le nuage…
Toutefois quand vous parlez de l’objectivité du journaliste, à moins que vous ne citiez quelqu’un d’autre, je dois dire que c’est là un concept qui m’échappe. Pas que je sois sot ou « low batt », mais j’ai de la difficulté à croire qu’un individu puisse faire abstraction de son véc, de ses conditionnements et ses travers, dans un souci d’objectivité candide toute journalistique.(cela dit j’aime beaucoup le principe de l’angle mort)
Personnellement, je pense qu’un journaliste salarié risque d’être exposé à une perte de son objectivité, convention collective oblige, Par contre je trouve que les « freelance » font souvent un travail de recherche plus intéressant, car l’épaisseur du bifteck est directement proportionnel au résultat.
Marie-France Bazzo dit qu’il faut toujours aborder un sujet de deux angles différents; ce qui me fait dire qu’elle pourrait fort bien apercevoir le pygmée et l’ourang-outan dans la cage, mais encore faut-il réussir à bien illustrer son point de vue.
J’ai souvent l’impression que le journalisme est en train de mourir. L’an dernier j’ai eu quelques contacts avec Joël de Rosnay, concernant le média citoyen Agora Vox. Même si le canard électronique a une aile plutôt gauchisante, c’est la première tentaive d’un journal sur le web, pour les citoyens, par les citoyens. Je ne crois pas que cette révolution fasse mourir le journalisme pour autant, mais cela contribura sûrement à donner la tribune à des esprits bien éclairés, laissant ainsi de côté la condescendance et le parti pris.
Ce qui est formidable dans la chronique d’humeur ou d’opinion, c’est que les idées se défendent d’elles-mêmes; nous ne sommes que les fusées pour les lancer!
Et ce changement d’orientation de la chronique décidé par Voir n’a rien à voir avec la poursuite contre Voir, pour un texte paru en janvier? http://blogues.cyberpresse.ca/lagace/?p=70722483
ou
http://embruns.net/logbook/2009/02/12.html#007293
@ François Lacombe.
Rien à voir, non. Cela se discutait depuis au moins septembre dernier.
Par contre, je ne parlerai plus du ni du Journal de Montréal, ni des syndiqués en lock-out, et ce, jusqu’à nouvel ordre.
Eh bien c’est plate. Ca n’enlève rien à votre talent de chroniqueur, mais c’est une perte. Les observateurs de la société et de la politique sont légion dans les blogues, mais ceux des médias sont trop peu nombreux. Avec ce dont on entend parler -fermetures, coupures, crise- on en aurait besoin de plus, pas moins.
Si les médias vous intéressent, M. Lacombe, sachez que je suis rédacteur en chef du magazine Trente (un peu d’autopromo ici!!). C’est le magazine du journalisme québécois, où l’on discute en détails de tous les enjeux entourant l’information et les médias, le tout avec la plus grande indépendance d’esprit qui soit!
Steve a écrit : « Selon le lieu commun, certains chroniqueurs diraient « tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». Ah, ouin? À l’ère du Web 2.0, des blogues, de Facebook, de Twitter, y a-t-il encore quelqu’un ici qui pense tout bas? La majorité silencieuse est un concept du siècle dernier. »
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Et si la majorité silencieuse, c’était la somme des individus qui n’ont pas accès à Internet… ?
1.4 milliard d’internautes sur une planète de 7.6 milliards d’habitants…
Et de ce nombre, combien dans le buzz 2.0 qui bloguent et facebookent?
Je propose donc de remplacer le concept de majorité silencieuse par celui de majorité a-numérique…
S.
Euh… Note à moi-même :
Pas 7.6 milliards, mais 6.7…
S.