Angle mort

Abstrait comme un billion

 

Sept cent quatre-vingt-sept milliards de dollars. C'est le montant du fameux plan de relance que vient de signer Barack Obama pour tenter de sauver ce qui reste de l'économie américaine. En gros, le fric servira à retaper des ponts, des routes, à protéger l'environnement, à créer des emplois. Et cetera.

Sept cent quatre-vingt-sept milliards. Quand j'étais petit et qu'on voulait m'impressionner, il fallait me parler de l'immensité de l'univers. Il fallait me dire qu'à des milliards d'années-lumière de la Terre, il y a des milliards de soleils autour desquels orbitent des milliards de planètes.

Aujourd'hui, pour m'éblouir de chiffres, j'écoute Gérald Fillion, le pro de la finance de Radio-Canada. Ces jours-ci, il en a toujours un gros dans la manchette.

Le plus récent: 787 milliards $. Le plan d'Obama. Quasi surnaturel. Imaginez, pour déplacer 787 milliards $ en coupures de 100 $, il faudrait 1282 camions-bennes de la Ville de Montréal chargés à bloc.

Sept cent quatre-vingt-sept milliards de dollars, c'est godzilléen. Et malgré tout, certains pensent que cette injection de fonds dans l'économie américaine ne fera pas sortir le pays de la crise. Des économistes disent même que le plan de relance d'Obama n'est pas encore assez généreux. Leur calcul est le suivant: un gouvernement qui dépense est un gouvernement qui stimule l'augmentation du revenu national; et c'est avec un plus gros revenu national qu'on peut rembourser ses dettes. Et les États-Unis sont un tantinet endettés. Presque rien: 11 billions $.

Onze billions de dollars, oui. C'est la dette "officielle" américaine. Je vous épargne le nombre de camions-bennes que ça prendrait pour déménager une telle somme.

Onze billions. Juste pour préciser: un billion, c'est mille milliards. Or, selon la Fondation Peter G. Peterson, un organisme qui milite pour que l'Oncle Sam vive selon ses moyens, la "vraie" dette américaine serait plutôt de 56 billions $. C'est le monstrueux chiffre qu'a obtenu l'organisme en considérant, entre autres, l'argent que le gouvernement américain a promis aux baby-boomers en pensions et en soins de santé.

La Fondation Peter G. Peterson a financé la production de I.O.U.S.A., un documentaire-choc qui clame que la plus grosse menace envers l'Amérique n'est pas un barbu qui se cache dans une caverne quelque part en Afghanistan ou au Pakistan, mais bien l'irresponsabilité du gouvernement américain en matière fiscale.

Cinquante-six billions. On comprend pourquoi la nouvelle secrétaire d'État, Hillary Clinton, n'a pas tellement eu le goût d'achaler la Chine avec les droits humains, la semaine dernière, lors de sa visite dans l'Empire du Milieu. La Chine est le premier créancier des États-Unis, et Hillary était là pour supplier le pays de continuer à acheter des bons du Trésor américain.

Cinquante-six billions. Plus je regarde ce chiffre, plus il me semble abstrait. Ce qui me fait penser à la démarche de Chris Jordan. Vous le connaissez peut-être. Cet artiste visuel attire l'attention partout avec ses photos géantes illustrant des statistiques liées à des enjeux actuels. Ses ouvres ressemblent à d'immenses Où est Charlie?, sans Charlie.

Exemple: pour mettre en image les 2,3 millions d'Américains qui ont été incarcérés en 2005, Jordan a "copié-collé" dans le même canevas autant de photographies d'uniformes de prisonniers. Des uniformes, il en a rempli six panneaux représentant une surface totale de 10 pieds de hauteur par 25 pieds de largeur. Et chaque uniforme a la grosseur d'une pièce de cinq sous.

En 2007, il a réalisé un triptyque de 8,5 pieds de largeur par 10,5 pieds de hauteur montrant le visage rassurant de Benjamin Franklin que l'on retrouve sur les billets verts de 100 $. Il a créé ce portrait en juxtaposant 125 000 minuscules reproductions de billets de 100 $, ce qui représente 12,5 millions $. C'est ce que dépense le gouvernement américain en une heure de guerre en Irak. Imaginez une semaine.

Nous sommes quotidiennement bombardés de chiffres trop gros pour notre petit coco. On aura beau parler du village global, en réalité la mesure du monde nous échappe complètement.

En interprétant visuellement ces statistiques qu'on nous sert tous les jours aux nouvelles avant de passer à la météo, Chris Jordan veut que l'on "ressente" l'ampleur des enjeux actuels. C'est ce qu'il faut, selon lui, car l'Amérique est "sous anesthésie".

Pour l'instant, il réfléchit beaucoup sur la société de surconsommation et sur ses impacts globaux. Ce serait bien qu'il s'intéresse un peu aux billions abstraits de la crise économique. Parce que j'ai comme l'impression qu'on a encore du mal à apprécier l'épaisseur de la mélasse dans laquelle nous pataugeons.

Le documentaire I.O.U.S.A. (version courte) sur le Web iousathemovie.com .

Les ouvres de Chris Jordan chrisjordan.com