Angle mort

Une star ad hoc

Quarante-sept ans, des sourcils bien fournis au-dessus d'une paire d'yeux en pépins de melon, un physique de fermière; Susan Boyle est le contraire de Britney Spears. Même leurs initiales sont inversées.

Pourtant, depuis quelques semaines, c'est une supermégastar planétaire.

Tout a commencé le 11 avril dernier, lorsque cette Écossaise on ne peut plus quelconque est montée sur la scène de l'émission de télé britannique Britain's Got Talent.

Avant sa performance, on a pu voir le public se moquer de cette pauvre femme un peu simple d'esprit. Mais lorsque Susan Boyle s'est mise à chanter I Dreamed a Dream, la salle s'est figée. Quelle voix sublime!

J'ai eu des frissons en visionnant le clip de sept minutes de Susan Boyle sur Youtube. Je ne suis pas le seul.

Susan Boyle est présentement la personne la plus populaire sur Internet. Selon une analyse du Washington Post du 20 avril dernier, le clip de sa prestation à Britain's Got Talent a été visionné 85,2 millions de fois sur Youtube. Juste pour comparer, le discours d'investiture de Barack Obama n'a été vu que 18,5 millions de fois.

Moins d'un mois plus tard, tout le monde connaît Susan Boyle. Elle est passée à Larry King, à Oprah, on l'a vue dans Paris Match. On parle d'une Boylemania.

La principale intéressée doit avoir des bleus au bras à force de se pincer.

On pourrait dire: "Ah, la téléréalité!", mais ce n'est pas la télé qui a fait Susan Boyle. C'est Internet.

Dans un monde sans Web, Susan Boyle aurait passé à l'émission, le public aurait été suspicieux, puis charmé. On en aurait parlé le lendemain devant la machine à café et c'est tout. Elle serait restée un phénomène local qu'on aurait vite oublié.

Internet, c'est une autre paire de manches. Il y a une logique de contagion dans l'affaire. Le clip de Susan Boyle est devenu une pandémie planétaire: le public l'a attrapé sur Facebook, sur Youtube, sur Twitter, par courriel. Ceux qui le voient infectent ceux qui ne l'ont jamais vu. Ça s'échange du Susan Boyle à qui mieux mieux.

Le Web viral chamboule les règles du jeu en matière de vedettariat.

J'en discutais l'autre jour avec Philippe Le Roux, le président de la firme VDL2, une agence de stratégies Internet. Il s'intéresse de près aux changements sociaux que provoque Internet. Bref, il me parlait l'autre jour de la désinstitutionnalisation de la société. Par exemple, le star-system.

"L'institution du star-system était autrefois liée à la rareté, m'explique Philippe Le Roux. On avait de la place que pour une vingtaine de vedettes dans un magazine. Et les quelques stations de radio faisaient la pluie et le beau temps sur les goûts des auditeurs. Aujourd'hui, les grands magazines ou les grosses stations de radio ne représentent que des sources parmi tant d'autres."

En d'autres mots, dans un monde sans Web, il fallait pouvoir se faire voir aux rares émissions de télévision, faire partie du top 40 des grosses stations de radio ou avoir sa photo sur la couverture d'un grand magazine pour devenir une vedette.

Et pour arriver à se tailler une place dans le star-system d'antan, il fallait avoir du monde derrière soi.

Dans un monde sans Web, quel gérant aurait eu le courage de prendre Susan Boyle sous son aile? Quelle grande maison de disques aurait pris le risque de lui offrir un contrat? Qui aurait investi de gros sous pour lui ouvrir la porte des étoiles? Personne.

Dans un monde sans Web, Susan Boyle était invendable.

Mais grâce à un simple combo téléréalité/Internet, cela lui aura pris deux semaines pour entrer dans le star-system par la porte patio. Mais surtout, très, très, très peu d'investissement.

La fabrication de Susan Boyle n'a pratiquement rien coûté. Si elle avait mal chanté ce jour-là à Britain's Got Talent, les producteurs en auraient tout de même eu pour leur argent avec une candidate pathétique qui se plante devant la galerie.

C'est le choix du peuple qui a fait de Susan Boyle une star internationale instantanée. Cette femme ordinaire est une vedette ad hoc.

À ce moment précis dans l'histoire de la culture pop, le public a voulu s'émouvoir devant un vilain petit canard à la voix de rossignol. C'est ce qu'il a obtenu.

Avec Internet, les structures du star-system traditionnel s'effondrent. "Il y aura toujours des superstars, dit Philippe Le Roux, sauf qu'au lieu d'occuper 99 % de l'espace, ce sera peut-être 50 %."

À l'avenir, des Susan Boyle et d'autres stars ad hoc assumeront l'autre moitié du show.