Angle mort

L’art de se perdre

Comme à peu près tout le monde, j'apprécie un environnement bien rangé: factures classées dans des chemises soigneusement identifiées, listes de tâches dressées par ordre de priorité, épices stratégiquement disposées dans l'armoire à épices (le persil en flocons à portée de main, et derrière, l'épice chinoise que je n'utilise jamais dans rien).

Le gros de mon existence est structuré, jusqu'à la rédaction de mes chroniques. Car, n'en doutez point, cette colonne hebdomadaire de 4 500 caractères respecte les normes de production généralement reconnues dans l'industrie du donnage d'opinion.

D'ordinaire, j'amorce par une anecdote: fait vécu, observation comique, n'importe quoi pour accrocher le lecteur. Une fois l'anecdote racontée, j'enchaîne avec le "justificatif". La raison d'être du texte, si on veut.

Ainsi, cette semaine, je parle des effets pervers de notre obsession de l'ordre.

Je poursuis l'exercice avec une série d'arguments en accord avec mon justificatif. Encore une fois, l'argumentation suit une structure logique.

Dans le cas qui nous occupe, je commencerai par démontrer que nous sommes obsédés par l'ordre à l'aide de quelques exemples.

D'abord, le business de l'organisation est florissant. Aux États-Unis, la National Association of Professional Organizers compte 4 300 membres. Nous parlons ici de professionnels dont l'expertise va des stratégies pour garder son bureau aussi ordonné qu'un jardin japonais aux méthodes pour organiser des albums de photos.

Oui, il y a des gens qui paient pour qu'on classe leurs photos de famille.

Les gourous de la productivité personnelle font aussi des affaires d'or par les temps qui courent. Des entreprises implantent des méthodes d'organisation où le rangement, l'ordre, la rigueur tiennent presque lieu de religion.

Car, c'est bien connu: organisation = performance.

Vraiment? Et c'est avec cette petite question – qui n'en est pas vraiment une – que mon argumentation passe du mode "démonstration" au mode "contestation". Voyez comme tout est pensé.

Dans leur bouquin Un peu de désordre = beaucoup de profit(s), le professeur en gestion à l'Université Columbia, Eric Abrahamson, et le journaliste David Freedman soutiennent que l'ordre exagéré est contre-productif et tue la créativité.

Deux éléments que je détaille ci-dessous dans l'ordre énoncé.

L'ordre est contre-productif, car passer ses journées à ranger son bureau et à classer sa paperasse avec des étiquettes colorées, c'est de la procrastination inconsciente. C'est se vautrer dans l'organisation de son espace de travail pour éviter de travailler. C'est perdre son temps à inventer des moyens de ne plus perdre son temps…

L'ordre tue la créativité, car lorsque tout est planifié, lorsque tout est à sa place dans le bon album de famille-filière-tiroir-armoire à épices… on a alors tendance à ne plus rien laisser au hasard.

Dans cet environnement aussi bien organisé qu'un walk-in dans une publicité d'IKEA, l'art de se perdre se perd.

Or, se perdre est une bonne façon de découvrir des choses inattendues, imprévues, du neuf.

Le réalisateur du nouveau film Star Trek, J.J. Abrams, qui a joué au rédacteur en chef invité pour l'édition de mai du magazine Wired, traitait un peu de ce phénomène dans son article sur la magie du mystère.

Il rappelait la façon dont on consommait la musique avant iTunes et l'ère de l'immédiateté. À l'époque, plutôt que de télécharger la chanson que l'on voulait et l'écouter deux minutes plus tard, on devait se déplacer jusqu'à un magasin de disques et fouiller dans des bacs à disques compacts. Et c'est ici que l'aléatoire entrait en scène. De temps en temps, une pochette de disque attirait notre attention et on ressortait du magasin avec autre chose que ce qu'on était venu chercher au départ. Peut-être une découverte. Tout ça parce qu'on faisait l'effort de se perdre dans un bac à CD.

Oser le désordre, c'est risquer de tomber sur l'inattendu.

Avoir eu plus d'espace, je vous aurais servi une bonne douzaine d'exemples d'innovations célèbres attribuables au désordre. Sauf que la fin approche et j'ai un plan à suivre.

J'en suis à la chute de mon texte. C'est ici où, d'ordinaire, je vous laisse sur une pensée, un punch ou une phrase ouverte qui suscite la réflexion.

Mais puisque j'ai de plus en plus envie d'ajouter du désordre à mon existence structurée au cube, que diriez-vous d'oublier la chute cette semaine? Changeons de sujet, tout simplement.

Je suis très fier du jeune Xavier Dolan et de ses prix à Cannes. Mais sa coupe de cheveux… N'avait-on pas passé une loi là-dessus après les abus capillaires de Flock of Seagulls?