Angle mort

Nourrir les pauvres

Jeudi dernier, j'ai vu le documentaire Food, Inc.

La salle était à peu près vide (quatre personnes, moi inclus). J'imagine que plusieurs se sont dit que la journée était trop belle pour la gâcher avec un film qui, en plus de couper l'appétit, a tout pour provoquer une colère rouge Angus.

Sans être une ouvre bourrée de scoops à en échapper la mâchoire, Food, Inc. expose de façon efficace les dessous de l'industrie alimentaire.

Car, pour ceux qui l'ignoraient encore, la bouffe pas chère qu'on nous vend au supermarché est un produit usiné, souvent lourdement transformé.

En effet, l'emballage au design "fermier" du paquet de poitrines de poulet en spécial, qui nous laisse croire que la volaille provient du paysan d'à côté, n'est qu'une mascarade.

Il y a de bonnes chances que le poulet en question ait plutôt passé sa (courte) vie dans l'obscurité totale, à gober des hormones de croissance, à patauger dans ses fientes, parqué avec des milliers d'autres oiseaux dans des poulaillers aux dimensions cauchemardesques.

Et je ne vous parle pas de la production de bouf traité à l'ammoniaque, des tomates de Californie mûries à l'éthylène, des OGM et des pesticides chimiques dont les effets à long terme sur la santé des humains demeurent méconnus.

C'est fou comment l'industrie alimentaire "innove" pour offrir aux consommateurs le panier d'épicerie le moins cher, tous les jours.

Food, Inc. se termine sur une note d'espoir en forme de morale bon marché: Achetez plus de bouffe de qualité (bio, équitable, locale, etc.) et c'est ce que l'industrie vous proposera. On ramène encore une fois la solution au seul "pouvoir du consommateur".

Je veux bien y croire. Moi aussi, j'achète bio dans la mesure du possible.

Sauf que derrière le manger cheap et les conséquences de la malbouffe se cache le problème de la pauvreté.

C'est simple, tout ce que Food, Inc. dénonce s'inscrit dans ce que j'appellerais la chaîne alimentaire de la pauvreté.

À un bout de la chaîne, on retrouve ceux qui travaillent dans l'industrie de la bouffe pas chère.

Ce sont ces immigrants mexicains qui s'échinent dans les champs pour un salaire moindre que des travailleurs locaux.

Dans les abattoirs industriels, on retrouve ces mêmes immigrants (certains sont illégaux) à qui l'on demande de découper la même pièce de viande des milliers de fois par jour à une cadence folle. Les blessures sont fréquentes. Tellement que le "meatpacking" trône au haut de la liste des emplois les plus dangereux aux États-Unis.

L'alimentation industrialisée fournit donc des emplois de bas niveau et mal rémunérés aux gens peu qualifiés. Des pauvres.

À l'autre bout de la chaîne, le produit de cette industrie alimente les classes défavorisées, celles qui n'ont pas les moyens d'acheter des oufs "Poules en liberté", du café équitable et du brocoli bio vendu le même prix qu'un Big Mac.

Les pauvres nourrissent les pauvres.

Au début du siècle dernier, Henry Ford avait eu l'idée d'augmenter le salaire des ouvriers pour accroître leur pouvoir d'achat et leur permettre d'acheter des biens "de luxe" (en l'occurrence, les automobiles qui sortaient de sa chaîne de montage).

Dans le cas de la bouffe industrialisée, c'est l'inverse qui se produit. Plus la masse laborieuse est pauvre, plus l'industrie du manger cheap fait de bonnes affaires.

La crise financière est donc une excellente nouvelle. On en a déjà des preuves.

Le New York Times rapportait il y a quelques mois un boom dans les ventes de SPAM, ce jambon en boîte d'aspect gélatineux lancé pendant la grande dépression. C'était, à une époque où l'argent était rare, une façon d'ajouter des protéines au menu sans se ruiner.

Et ce n'est pas la seule marque de nourriture pas chère à connaître une croissance depuis le début du ralentissement économique. Les ventes de pommes de terre en poudre, de Kraft Dinner, de Jell-O et de fromage Velveeta sont en hausse. Voilà autant de denrées qu'on choisit pour économiser plus que pour "bien se nourrir".

Le documentaire Food, Inc. a raison de dénoncer les côtés sombres de l'industrie alimentaire. C'est aussi une noble tâche que de vouloir inciter les consommateurs à faire de meilleurs choix. Malheureusement, nous avons un système alimentaire à deux vitesses.

Du bio/naturel/local/sans OGM pour les nantis. Des cochonneries aux hormones/pesticides/gras trans pour les autres.

Et quand les pauvres seront malades de mal manger, ils auront aussi droit à un beau système de santé à deux vitesses.

Rien pour les dépayser, quoi.