Angle mort

10-4

 

On prend tout ce qu'on enseigne à ceux qui aspirent à une carrière devant les caméras: la diction, le bon parler français, la pose de voix, le sourire avenant. On prend tout ça, on le réprime profondément.

Et on obtient Claude Poirier.

L'inarrêtable chroniqueur judiciaire de TVA pulvérise toutes les règles de l'étiquette télévisuelle.

Ça saute aux yeux dès l'instant où il se pointe à Salut, bonjour! pour livrer son commentaire quotidien. Il arrive, ses lunettes au bout du nez, sa carte d'accès à l'édifice de TVA accrochée au cou, son air de grincheux savamment entretenu. La bonne humeur de synthèse qui règne sur le plateau, Claude Poirier s'en moque.

Quand le monde interlope a décidé de se faire aller l'affaire sordide pendant la nuit, "celui qui score le plus à LCN" n'a pas le temps de niaiser.

Il ne parle pas: il beugle. Et la langue française, il lui règle personnellement son compte. Tant pis pour les scies, les raies et les "au niveau de".

À propos, une coïncidence comique: l'ironie a fait en sorte que le directeur de l'équipe d'un projet universitaire intitulé Trésor de la langue française au Québec se nomme aussi Claude Poirier. Le pauvre linguiste et auteur de dictionnaires a d'ailleurs reçu plus de 200 courriels adressés à son célèbre homonyme.

C'est donc dire qu'aux deux extrémités du spectre de la qualité de la langue se trouve un Claude Poirier.

Sur ce, enchaînons…

Six cent soixante-trois personnes se sont inscrites au groupe Facebook "Ceux qui sont tannés de voir Claude Poirier à TVA". Le vrai négociateur ne fait pas l'unanimité. En privé, des collègues journalistes le traitent de clown. Une certaine intelligentsia se plaît à mépriser le bonhomme. Le bonhomme le leur rend bien, remarquez, n'hésitant pas à aboyer contre les "pousseux de crayons" et autres "tartistes".

Pour plusieurs, Claude Poirier est un phénomène inexpliqué. Pourquoi est-il à ce point adulé par ceux qui s'autoproclament "le vrai monde"?

Claude Poirier a une crédibilité en diamant brut à peu près impossible à égratigner.

C'est vrai. Si les journalistes en général passent, aux yeux du grand public, pour des menteurs, Claude Poirier possède quant à lui une boîte vocale qui se remplit chaque jour de niaiseries, certes, mais aussi de témoignages de personnes qui lui font plus confiance qu'à la police.

C'est tout de même incroyable. Pour un tas de gens, un chroniqueur judiciaire à l'emploi de Quebecor Média est plus digne de confiance que les représentants de l'ordre payés par nos impôts.

Pourquoi?

Son pouvoir, c'est avant tout le pouvoir de son histoire. Claude Poirier a un storytelling, comme disent les Américains.

L'expert en faits divers ne vient pas seulement avec quelques commentaires bien sentis sur le meurtre de la veille, il vient avec une légende.

Claude Poirier, c'est le simple reporter qu'on a appelé en renfort pour intervenir dans 43 prises d'otages et enlèvements. C'est le gars qui a aidé 175 criminels à se livrer à la police. Et c'est lui qui, le 11 juin 1973, a pris la place des otages dans l'affaire de l'Institut Pinel et s'est retrouvé en cavale avec le couteau du psychopathe Normand Champagne sous la gorge.

Mettons que ça se plogue bien dans une biographie.

Ce n'est pas surprenant d'ailleurs qu'une télésérie ait été inspirée de ses actes de bravoure. En connaissez-vous beaucoup, des personnalités publiques à qui l'on a consacré une série lourde… de leur vivant?

Claude Poirier – je sors les grands mots – est l'archétype même du héros moderne. Voilà pourquoi il est si payant pour TVA.

En fiction, on se délecte de ce genre d'antihéros. Le Claude Poirier qu'on nous vend au petit écran, c'est cet homme ordinaire qui traîne sur son visage les cicatrices de son combat contre les méchants.

S'il est si bourru, c'est peut-être qu'il a trop vu. Trop vu de cadavres, trop vu de crapules, trop vu de fusils braqués devant son visage. C'est peut-être qu'il a contemplé de trop près les ravages de la racaille.

Et Claude Poirier, comme tous les héros, est obstiné. Malgré qu'il ait dépassé l'âge normal de la retraite, et malgré l'important stock d'histoires d'horreur que son quasi-demi-siècle de métier lui a fourni, il se présente chaque matin sur le joyeux plateau de Salut, bonjour! Et chaque matin, il répète la même chose. Il invite ceux qui ont d'autres histoires d'horreur à raconter à téléphoner à sa boîte vocale. Ils peuvent se confier en toute sécurité, jamais Claude Poirier ne les trahira.

Et après son "10-4" caractéristique, le héros Poirier s'en va vers d'autres plateaux. D'autres missions l'attendent…

Le storytelling opère à la perfection…

Pincez-moi: est-ce que je viens vraiment d'écrire une chronique complète sur Claude Poirier?