Angle mort

L’art industriel

Rappel d'un récent épisode.

Montréal, août dernier. L'Équipe Spectra décide de déménager "unilatéralement" les FrancoFolies d'août à juin.

Deux cent trente kilomètres plus loin, le maire de Québec Régis Labeaume, probablement encore sous l'effet du Red Bull, pète sa coche et beurre l'espace médiatique d'une généreuse couche de franc-parler.

Pour lui, le patron de Spectra, Alain Simard, est un "individu privé qui veut se mettre un quart de million de plus dans les poches". Il ajoute que le changement de dates des Francos de Montréal portera atteinte au Festival d'été de Québec en réduisant "son pouvoir d'attraction auprès des artistes européens".

En deux mots, si les Francos sont plus tôt, les vedettes de la chanson française préféreront s'y produire plutôt qu'à Québec.

Et c'est ainsi que débutera ce que les générations futures nommeront la "Guerre des Festivals". Une bataille de clocher qui, au-delà du débat sur les subventions accordées à l'un et à l'autre, aura pour thème principal bien des choses, sauf la culture.

J'ai eu l'impression d'assister à une bagarre de comptables pour qui la seule valeur d'un festival est sa capacité d'attirer des touristes qui rempliront les chambres des Hôtels Jaro de la Vieille Capitale.

Pour eux, il faut de gros noms au programme. Pas de gros noms, et le modèle d'affaires s'écroule.

Voilà qui est symptomatique d'une société où la culture est de plus en plus réduite à une question économique. Quand entend-on parler du bénéfice culturel, de la pertinence artistique de nos grands festivals?

Le magazine Relations propose ce mois-ci un dossier sur la culture "sous tension".

Le professeur de littérature et écrivain Claude Vaillancourt y traite, notamment, de l'omniprésence de "l'art industriel". "Un phénomène tel que le monde n'en a jamais connu auparavant et dont on peine à mesurer toute la portée", écrit-il.

L'art industriel est conçu "pour que des gens d'affaires réalisent d'importants profits". Il impose à large échelle "ses produits standardisés et consensuels" en misant sur "des formules aux effets calculés et prévisibles."

À ne pas confondre avec l'art populaire, celui qui "provient de l'âme des peuples", qui permet souvent d'exprimer "un esprit libre et indocile". À son époque, Victor Hugo faisait de la littérature pop.

L'art industriel n'a peu ou pas de valeur culturelle. Mais parce qu'il "attire les foules", on lui confère une certaine légitimité.

C'est un peu comme si on prétendait que le Big Mac de McDo est une forme de nourriture respectable puisqu'un paquet de gens s'en goinfrent.

Le Big Mac est pourtant un produit industrialisé, qui ne se distingue par aucune qualité gustative particulière, sinon qu'il s'agit d'un mets on ne peut plus prévisible, fort bien distribué et vendu à un coût raisonnable.

Je ne vous apprends rien, l'art entre de plus en plus dans cette logique industrielle.

"Sous prétexte d'offrir au public ce qu'il désire, on rend de plus en plus inaccessibles des ouvres qui ne cadrent pas avec les objectifs d'une vaste mise en marché", écrit Claude Vaillancourt.

L'industrialisation de l'art s'insinue partout, et pas seulement dans les guerres de festivals.

Je discutais l'autre jour avec un employé d'un important organisme subventionnaire de la culture d'ici. Il me parlait du malaise qu'il avait devant la façon dont on subventionne l'art.

"Les artistes ou les entreprises culturelles adaptent leurs projets en fonction des critères de la subvention, qui sont souvent très pointus", me racontait-il.

Des projets condamnés avant la naissance, il en a vu plusieurs. Souvent novateurs et originaux, ces ovnis culturels, hélas, ne respectaient pas les "normes" du programme de financement.

C'est fou. Même la façon dont on subventionne les artistes encourage une certaine standardisation de l'expression artistique. "Il faut se permettre d'avoir la possibilité d'innover si on veut que notre culture évolue", me disait l'employé en question.

Et pour innover, il faut chercher. Et pour chercher, il faut tâter.

Et des tâteux, on n'en veut plus.

À force de vouloir une culture qui se vend comme des Big Mac, qui génère de la cote d'écoute ou qui remplit des Hôtels Jaro, on risque de rendre l'art inutile. On risque d'en faire un divertissement sans valeur, à consommer sur place et à oublier le plus vite possible.

Continuons sur cette voie, chers amis, et notre belle culture distincte n'aura bientôt plus aucune raison d'exiger qu'on l'appelle "nation".