Angle mort

La loi des cons

"Quand je fais une campagne, je ne la fais jamais pour les gens intelligents. Des gens intelligents, il y en a de 5 % à 6 %. Je fais campagne auprès des cons et je ramasse des voix en masse."

J'ai trouvé cette savoureuse citation à la page 10 du dernier numéro du magazine L'actualité. Elle était là, toute nue, collée à côté du portrait de son auteur, un homme politique français dénommé Georges Frêche. Il est président du conseil de la région française Languedoc-Roussillon. Pittoresque.

Sans trop s'étendre sur son C.V., le bonhomme a aussi été maire de Montpellier de 1977 à 2004 avant d'occuper ses fonctions actuelles.

Selon ce qui circule à son sujet sur Internet, il aurait – passez-moi l'expression – le filtre assez "lousse". Lequel est, bien sûr, au service d'une jolie collection de propos malheureux.

Sa citation sur les cons, Georges Frêche l'a lancée en 2008 lors d'un cours magistral à l'université. Un des étudiants l'a enregistré avec son téléphone cellulaire et c'est ainsi que cet inspirant précis de stratégie politique s'est retrouvé sur Internet.

Pour Frêche, les gens ne votent pas avec leur tête, mais avec leurs tripes.

Écoutons-le encore un peu: "Quand je ferai campagne dans deux ans pour être élu, je ferai campagne sur des conneries populaires. Qu'est-ce que les gens en ont à foutre que je remonte les digues? Les gens s'occupent des digues quand elles débordent. […] Par contre, si je distribue des boîtes de chocolats à Noël à tous les petits vieux de Montpellier, je ramasse un gros paquet de voix."

Pour ce politicien allergique à la bullshit, tenter de changer les cons est vain. "Les cons sont cons et, en plus, ils sont bien dans leur connerie. Si vous arrivez à faire en sorte que les gens intelligents passent de 6 % à 9 %, voire à 11 %, vous ne pourrez pas aller au-delà."

Le plus terrifiant dans le cours de Politique 101 de Georges Frêche, c'est qu'il a parfaitement raison.

C'est vrai que les gens ne votent pas avec leur tête.

Ils ne votent pas pour des idées, ils votent pour le candidat qui, selon eux, a le plus de chances d'être élu, car ils veulent avant tout "gagner" leurs élections.

Ils votent aussi pour des vedettes, ou bien pour des gens comme eux.

Ils n'ont pas voté pour Stéphane Dion parce qu'il avait l'air d'un nerd. Et les 531 358 personnes qui ont voté pour l'ADQ en décembre dernier ont d'abord voté pour Mario Dumont-le-bon-gars-qui-connaît-les-problèmes-du-vrai-monde.

D'ailleurs, le kilomètre de marche que devait se taper Pauline Marois pour aller chercher son courrier au bout du chemin qui mène à son château de Moulinsart a probablement été son pire ennemi politique.

Et si d'aventure les gens votent pour des idées, ce ne sont à peu près jamais de grandes idées.

Tenez, un gars que je connais s'est lancé en politique municipale voilà quelques années. Il a quitté son job et foncé tête première dans cette jungle, vêtu d'un beau complet tout neuf doublé de bonnes idées et d'une volonté d'améliorer Montréal (et la vie de ceux qui y vivent).

Pour faire mousser sa campagne, il a cependant dû passer par ce grand tordeur d'idéaux que l'on nomme: le porte-à-porte.

"Comment c'était, le porte-à-porte?" lui ai-je demandé un jour en le croisant. "Une belle leçon d'humilité", m'a-t-il répondu.

En effet, il est revenu sur terre en réalisant que la préoccupation numéro 1 de la majorité des électeurs, ce n'était pas un "développement urbain équitable", ni "une métropole qui rayonne", ni une meilleure gestion publique des infrastructures machin.

Ce que veulent les électeurs, c'est qu'on remplisse les nids-de-poule.

Voilà un sujet sur lequel ils ont des choses à raconter, des arguments, des demandes claires. Le candidat qui saura les convaincre que les nids-de-poule seront la priorité de son administration est assuré d'un vote.

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Tout comme Éric Caire, je n'ai pas de diplôme en science politique. Mais je note tout de même une chose: pour jouir du privilège d'exercer le pouvoir, un candidat doit savoir se plier à la loi des cons.

Il y a deux façons d'y parvenir: être con de façon naturelle ou apprendre à séduire les cons.

Notre système politique favorise donc les cons certifiés, les beaux parleurs et/ou les acteurs de composition.

En revanche, il pénalise les érudits ou les intellectuels incapables d'embrasser les bébés de n'importe qui ou d'abrutir suffisamment leur discours pour qu'il soit compris par des cons.

C'est un coup de chance, en fin de compte, que nous ayons encore des élus de talent, car notre belle démocratie ne met manifestement pas le pouvoir entre les mains des plus compétents.