Angle mort

Les intouchables

Revenons sur cette chronique de mon collègue David Desjardins, rédacteur en chef du Voir de la Vieille Capitale.

Je dis "Vieille Capitale" par pure provocation. Oui, car Régis Labeaume, sieur de la cité fortifiée, en a soupé de ce vieillot surnom. Aussi entend-il rajeunir l'image de Québec, et ce, grâce à l'embauche récente d'un expert international en image de marque. Un dénommé Clotaire Rapaille. J'adore le nom. Je le faxe sans délai à Victor-Lévy Beaulieu.

Toujours est-il que, puisque je méprise souverainement les faiseurs d'image de tout acabit, en particulier ceux payés par des deniers publics, je m'engage à perpétuer l'appellation "Vieille Capitale". Qui m'aime me suive.

Mais revenons à Desjardins, du Voir de la Vieille Capitale.

Dans sa chronique du 26 novembre, il éructait une diatribe vinaigrée à propos de la tendance aux albums de duos. L'ex-Bottine souriante Yves Lambert y aura spécialement goûté. Je résume: Desjardins a trouvé choquant que Lambert justifie son disque de duos en invoquant une forme de "solidarité entre musiciens en temps de crise". Il aurait préféré entendre l'artiste admettre qu'il s'agissait là d'une astuce marketing pour vendre des records.

Le soir même du jour de la publication de la chronique, l'Yves Lambert en question, dans une entrevue à RueFrontenac.com , envoyait ledit Desjardins "manger d'la marde".

Et, tant qu'à avoir une tribune, le chansonnier en a profité pour inviter les journalistes (en général) à un "examen de conscience". Selon ses propos rapportés par RueFrontenac.com , les journalistes devraient se "donner la peine de réfléchir" et "travailler leur sens de l'analyse au lieu d'être une gang de ti-culs incompétents".

Message reçu. J'ai donc tenté d'analyser l'épiphénomène Yves Lambert vs les médias, de le situer dans une perspective plus large. Que s'est-il, au juste, passé le 26 novembre 2009?

D'abord, Yves Lambert est un artiste apprécié du public, du milieu. De lui et de sa démarche, je n'ai toujours entendu que de bien belles choses.

Or, il s'est subitement retrouvé devant une nouveauté: une critique négative. Et une coriace.

C'est cette stupéfaction devant l'inédit qui, spéculé-je, a provoqué de la part de l'artiste le pétage de coche susmentionné.

Sans être le premier, David Desjardins s'est attaqué à ce qu'il est convenu d'appeler un intouchable.

Il se trouve, au Québec, nombre d'artistes à propos desquels il ne faut répandre que du positif.

Il y a les gentils. Ces artistes avenants, volontaires, toujours prêts à embrasser une cause. Je pense à Judy Richards. Et, jusqu'à la semaine dernière, Yves Lambert me donnait l'impression d'entrer dans cette catégorie.

Il y a les vieux. Janette Bertrand, Michel Tremblay, Louise Forestier, Denise Filiatrault, et j'en passe… On les critique sur le pilote automatique. On les aime, évidemment!

Il y a les jeunes prodiges. Prenons notre Riquet à la houppe, Xavier Dolan. L'été dernier, il a forcé les critiques de cinéma à inventer de nouveaux superlatifs. Fiez-vous à moi, les mêmes critiques vont attendre son deuxième film dans le détour.

Il y a bien sûr les morts. Intouchables. Gilles Carle vient de décéder. Un pionnier s'est éteint. Ce n'est pas ici, pas aujourd'hui, que vous lirez quelque moquerie que ce soit à propos de la scène épique de son film La Postière, où Michèle Richard se fait baiser doggy style… costumée en chevreuil.

Il y a les artistes émergents. Certains émergent d'ailleurs depuis une éternité. Pas de panique, tant qu'ils restent dans l'émergence, foin de mauvaises critiques!

Il y a ceux qui font rayonner le Québec à travers le monde. Simple Plan commet du pop rock d'un quelconque intégral. Mais c'est des p'tits gars d'chez nous.

Et il y a les membres de la famille qu'ô grand jamais on n'osera critiquer, même s'ils produisent ce qu'Yves Lambert a suggéré de manger à David Desjardins. Oui, Quebecor, je regarde dans ta direction…

En additionnant ces intouchables et en soustrayant la somme du total des artistes québécois, on obtient un tout petit nombre d'artistes que l'on se permet de critiquer librement.

Ceux-là, à mon avis, sont les plus chanceux.

Ils ont d'abord la chance de ne pas se nourrir d'illusions. Mais surtout, leurs ouvres suscitent ce dialogue entre l'artiste, le critique et le public. Ce qu'ils proposent ne provoque pas seulement des bravos oiseux, mais peut-être un débat. Leurs ouvres existent donc au-delà de leur aspect purement commercial.

C'est pour cette raison qu'on devient artiste.

Le 26 novembre dernier, mon collègue de la Vieille Capitale a sorti Yves Lambert de la caste des artistes intouchables.

Un jour, peut-être, saura-t-il l'apprécier…