Angle mort

Le sens de l’indignation

Quand elle ne dort pas, ma fille de huit semaines contemple. Un rideau rouge exerce chez elle une puissante fascination. La moindre de mes grimaces l'étonne. Elle tressaille d'intérêt pour chaque rayon de soleil qui s'infiltre par la fenêtre de sa chambre.

C'est bien de son âge: ma Romane expérimente l'étonnement.

Pour le philosophe Jean-François Mattéi, l'étonnement est, avec l'indignation, les deux "manières de s'éveiller à la vie et de s'ouvrir au monde". Ce sont, pour lui, les deux commencements de la philosophie.

Ma fille ne s'indigne pas encore. Ça viendra.

Il serait en effet étonnant que, dans le futur qu'elle connaîtra, les occasions de s'indigner disparaissent.

Or, comment s'indignera-t-elle? S'inspirera-t-elle de ses contemporains?

L'indignation étant censée être un sentiment au moins aussi fort que l'injustice qui l'a provoquée, je me demande si l'on sait encore s'indigner, de nos jours.

On allume la télé. On s'indigne devant tel homme sans histoire qui a étranglé sa conjointe, tel ado en boisson qui a tué du monde en auto, tel fraudeur qui a fourré tels épargnants, etc.

On s'indigne ainsi pendant deux minutes, les baguettes en l'air. Puis, on change de poste.

C'est avec raison qu'on parle de "vagues" d'indignation.

Qu'elles fassent deux ou seize pieds de hauteur, les vagues finissent toutes par mourir sur la plage, dans une traînée de bubulles.

Rares sont les ours parmi nous qui traduiront leur indignation sous une forme moins soluble. Des artistes accoucheront d'une ouvre indignée. D'autres écriront. D'autres feront du bénévolat auprès des maltraités du système, pour tenter de corriger une injustice à leur portée.

La plupart d'entre nous, par contre, ne feront strictement rien. La vague d'indignation deviendra bubulles, puis se retirera.

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Cela me tue de constater à quel point on s'indigne peu devant l'obstination de Jean Charest à ne pas lancer de commission d'enquête publique sur la corruption dans l'industrie de la construction.

Trois Québécois sur quatre réclament cette commission. L'opposition officielle aussi, tout comme la Fédération québécoise des municipalités, le conseil municipal de la Ville de Montréal, les procureurs de la Couronne et les policiers de la Sûreté du Québec.

Les flics, bon sang!

Les éditorialistes et chroniqueurs s'indignaient encore la semaine dernière: "Qu'est-ce que les Libéraux ont à cacher?" "De quoi ont-ils peur?"

Tous ces gens veulent cette commission d'enquête, car ils ont des soupçons on ne peut plus légitimes. La question que l'on pose, au fond, est celle-ci: Notre gouvernement a-t-il encore l'autorité morale de garder les deux mains sur le volant?

C'est grave. Mais Jean Charest persiste et signe: calmez-vous le pompon, pas de commission, laissons les enquêtes policières suivre leur cours.

Les enquêtes policières ont cependant leurs limites. On le sait tous. Elles ne démantèleront pas le "système" de corruption, s'il existe, dans sa globalité.

Mais Charest tient bon. Et vous savez quoi? Il gagnera encore.

Les Fêtes approchent. Dans quelques jours, on visitera la parenté, on s'échangera des présents et des "Bonne année, grand nez!", on s'empiffrera de ragoût de pattes.

Jean Charest ira pousser quelques boutades au spécial de fin d'année d'Infoman.

La vague passera, comme elle passe toujours.

Et quand on reviendra, en janvier, cette commission d'enquête publique fera subitement très "2009" comme enjeu.

On s'indignera alors pour autre chose. Je parie un petit 2 $ que ça tournera autour du déneigement des rues.

C'est ainsi qu'en surfant d'une vague d'indignation à une autre, des Jean Charest peuvent gouverner en paix, sans craindre de chavirer.

Oh! On se sera indigné un peu, à l'automne 2009, mais aux prochaines élections, dans trois ans, tout ceci nous semblera loin derrière.

L'indignation d'antan aura fait place à un fatalisme navrant. "Qu'est-ce qu'on peut y faire? Tous les politiciens sont corrompus, de toute manière…"

Le fatalisme, tranquillement, deviendra un je-m'en-foutisme complet.

Et voilà le travail.

Si l'indignation est la preuve de l'existence de la justice, que conclure d'une société qui s'indigne si peu, ou si brièvement?

En ce moment, ma fille s'étonne de tous ses grands yeux devant les lumières du sapin de Noël.

Un jour, je lui apprendrai à s'indigner pour vrai.