Angle mort

Les gens comme nous

Les gens comme nous sont les mardeux de l'humanité.

Ils ont la lumière quand ils appuient sur un bouton, de l'eau bonne à boire quand ils tournent le robinet, toute la gamme des émotions quand ils tâtent leur télécommande.

Ils ont des fruits frais à longueur d'année, du papier hygiénique "ultra-doux" ou "ultra-résistant" (selon leurs préférences), des exerciseurs pour faire semblant de marcher, des GPS pour savoir où aller.

Pour acheter des affaires, ils ont aussi des cartes de crédit qui accumulent des bonidollars qui leur permettent éventuellement d'acheter d'autres affaires.

Ils ont tout, les gens comme nous, mais ils se plaignent tout le temps. De l'incompétence de leurs politiciens démocratiquement élus, de la piètre qualité du service à la clientèle de leur fournisseur de téléphonie mobile, de l'engorgement de leur système de santé public, des maudits journalistes qui n'arrêtent pas de faire de l'information continue, etc.

Les gens comme nous ont des existences prévisibles. Naissance sous supervision médicale, éducation prise en charge par l'État, acquisition de compétences transversales, vie active, accumulation de biens, cotisations au REER, retraite, golf, décès.

Même la mort des gens comme nous est prévisible. Il n'y a qu'à manger équilibré, cesser de fumer, faire de la marche à pied et boucler sa ceinture de sécurité pour espérer, un jour, s'éteindre sans surprise dans un centre hospitalier climatisé.

Les gens comme nous meurent d'une maladie de l'appareil circulatoire, respiratoire, digestif, génito-urinaire, d'un cancer. Plus rarement, ils meurent d'un accident fortuit. Mais ce n'est pas la norme.

En moyenne, les gens comme nous expirent à 80 ans d'une défaillance technique tout à fait normale à cet âge. Cela dit, avec leur espérance de vie de 80 ans, les gens comme nous meurent 25, 30, voire 50 ans après les gens comme eux.

Ah oui, parce qu'il y a aussi les gens comme eux. J'oubliais… Les gens comme nous les oublient souvent, d'ailleurs.

Oh, ils savent qu'ils existent. Le nom des pays qu'ils habitent est inscrit au dos des affaires qu'ils achètent.

Et puis, de temps en temps, les médias montrent la misère des gens comme eux. Mais pas trop. Juste la misère qui a de l'allure, celle qui ne risque pas de traumatiser les gens comme nous. Car les gens comme nous ont le droit de choisir la misère qu'ils veulent voir.

De toute façon, ce n'est pas là un problème très important, car la plupart du temps les médias n'en parlent pas, des gens comme eux.

En 2009, selon Influence communication, les nouvelles sur les gens comme eux ont encore une fois occupé une microscopique part de l'intérêt médiatique, alors que 6 histoires de hockey se sont hissées parmi les 15 plus grosses nouvelles de l'année.

Les dirigeants d'un pays comme le nôtre non plus ne s'intéressent pas tellement aux gens comme eux. Ils n'arrivent même pas à leur verser la moitié de l'aide internationale que l'ONU préconise.

Bref, si ces médias et ces élus reflètent ne serait-ce qu'un tout petit peu les valeurs des gens comme nous, alors on peut conclure qu'en temps ordinaires, les gens comme nous s'en fichent pas mal, des gens comme eux.

Par contre, quand deux plaques tectoniques décident de se replacer les jointures, détruisant par la même occasion une capitale et les vies qu'elle contenait, là, les gens comme nous se réveillent. Ça oui…

Ils versent des dons par SMS, ils se joignent à des groupes de soutien sur Facebook, ils débarquent chez ces gens comme eux avec des hôpitaux gonflables, des bouteilles d'eau et des chiens dressés pour retrouver des survivants.

Et des journalistes qui n'arrêtent pas de faire de l'information continue filment des gens comme nous en train de secourir des gens comme eux. Et d'autres gens comme nous se regardent avoir l'air de bons Samaritains à LCN.

Une telle catastrophe donne aux gens comme nous l'impression que les gens comme eux les préoccupent. Or, le passé jusqu'ici a démontré que cette belle solidarité est temporaire.

Dans quelques jours, quelques semaines avec un peu de chance, les gens comme nous retourneront à leur existence prévisible.

Nous conserverons le sentiment d'avoir aidé ces gens comme eux à passer à travers ces jours difficiles. C'est ce que nous aurons fait, d'ailleurs. Mais juste ça.

Car nous ne nous serons toujours pas dégagés de la responsabilité qui incombe aux mardeux de l'humanité que nous sommes: aider les gens comme eux à devenir des gens comme nous.