Angle mort

Ceci n’est pas une révolution

L'industrie de l'électronique a la "révolution" facile.

Tel bidule lance "une nouvelle ère" tandis qu'un autre repousse les limites du possible ou nous offre carrément "le futur… aujourd'hui".

La semaine dernière, le gourou de la secte Apple, Steve Jobs, a présenté l'iPad à ses fidèles. Impossible de ne pas en avoir entendu parler.

La démesure médiatique autour du truc a même fait dire au Wall Street Journal: "La dernière fois qu'on a vu un tel engouement autour d'une tablette, les dix commandements étaient écrits dessus." C'est à peine exagéré.

L'iPad est un écran tactile, à mi-chemin entre l'iPhone et l'ordinateur portable. Il permet de naviguer sur le Web, de regarder des films, d'écouter de la musique. Dans sa version de base, l'objet sacré se vendra 500 $ US.

Pour Apple, il s'agit de rien de moins qu'un appareil "magique et révolutionnaire".

Bon. Encore une révolution.

En plus, l'iPad peut lire des livres et des journaux électroniques. Plusieurs croient qu'il pourrait donc "révolutionner" l'industrie du livre, un peu comme l'iPod a révolutionné l'industrie du disque.

Bon. Le livre électronique, maintenant… Parlons-en. S'il y a une euphorie à laquelle je n'adhère pas, c'est bien celle-là.

Mais de quelle révolution parle-t-on?

L'iPod, mais aussi la boutique virtuelle iTunes d'Apple, ont en effet transformé l'industrie du disque.

Désormais, le mélomane peut se déplacer avec des heures de musique en poche. Et iTunes vend des chansons à la pièce, et non seulement en format "album". Voilà un changement de taille qui, tranquillement, transforme l'industrie du "disque" en une industrie de la "musique". Et c'est très bien ainsi.

Or, les enjeux dans le domaine du livre sont très différents.

Primo, les livres sont vendus "à la pièce" depuis toujours. On n'est pas forcé d'acheter toute l'ouvre d'Agatha Christie si seul Dix Petits Nègres nous intéresse.

Deuzio, dans la mesure où rares sont les gens qui lisent 100 livres simultanément, l'utilité de traîner avec soi une bibliothèque complète reste à être démontrée.

Et puis, le livre électronique ne transforme pas radicalement ce qu'est le livre.

L'invention de la presse par Gutenberg (vers 1450) a permis d'accélérer la diffusion des savoirs, de propager des idées, de créer une culture de masse. Selon certains historiens, l'invention a marqué la fin du Moyen Âge. Voilà ce qu'on appelle une révolution.

Les appareils de lecture de livres électroniques, tels le Kindle d'Amazon ou l'iPad, cherchent encore à imiter l'expérience de l'utilisateur du livre imprimé. Les textes sur l'écran se lisent presque aussi bien que sur papier, dit-on. Seul avantage du livre électronique: la possibilité de lire dans le noir.

On ne lancera pas une révolution pour si peu.

Le livre électronique n'est pas non plus susceptible d'engendrer, subitement, une nouvelle génération de lecteurs.

Se mettra-t-on à lire davantage à cause du gadget?

Qui, aujourd'hui, est à ce point rebuté par le livre imprimé, au point d'attendre qu'un appareil plus commode soit mis en marché pour, enfin, s'adonner au plaisir de la lecture?

On dit du livre électronique qu'il démocratise le livre, car les titres sont moins coûteux (ce qui compense le coût de l'appareil).

Ceux qui sont préoccupés par ce genre de considérations budgétaires seront certainement ravis d'apprendre qu'il est possible d'avoir accès, gratuitement, à des milliers de livres imprimés grâce à des lieux que l'on nomme "bibliothèques publiques".

Le livre électronique rendra aussi disponibles, prétend-on, des livres rares ou introuvables. Il permettra aussi à des auteurs inconnus de pouvoir être publiés sans passer par une maison d'édition.

Seulement, grâce à Amazon.com ou AbeBooks.com, il est aujourd'hui beaucoup moins difficile que jadis de trouver des livres introuvables. Et les auteurs qui s'autopublient s'autolisent aussi le plus souvent. Car, parmi les millions de titres existants, ils risquent fort de susciter l'indifférence générale.

Alors, de quelle révolution parle-t-on?

Tout au plus, le livre électronique nous permet de "consommer" sur un support plus coûteux, moins durable et plus fragile un objet qui a réussi à traverser cinq siècles sans présenter de bogues majeurs.

Le livre, cet objet grâce auquel on s'évade ou on s'éduque, connaîtra sans doute une révolution un de ces quatre. Par exemple, on inventera une puce cérébrale qui nous permettra de "lire" tout Agatha Christie en 0,4 seconde. Là, on parlera d'une vraie de vraie révolution.

En attendant, en ce qui concerne l'iPad et compagnie, parlons de "bidules" et laissons les révolutions tranquilles.