Angle mort

Le tri

Le 1er avril dernier, Adam Wilson, un chercheur de l'Université du Wisconsin, est parvenu à envoyer un message sur Twitter en n'utilisant que la force de sa pensée. Et ce n'était pas un poisson d'avril.

Au moyen d'un électro-encéphalogramme (EEG) sur son crâne, le gars s'est assis devant un écran d'ordinateur qui affichait l'alphabet. Il s'est concentré sur les lettres qu'il voulait écrire; les électrodes ont mesuré les changements dans son activité cérébrale. Et paf! au bout de quelques minutes, il établissait la première communication entre un cerveau et une machine sous la forme du message suivant: "Using EEG to send Tweet".

Cette percée est révolutionnaire. Au moins autant que la première liaison radio transatlantique qui, le 12 décembre 1901, a permis à Marconi d'entrer dans l'Histoire.

Mais l'exploit d'Adam Wilson n'a pas fait tellement de vagues. Oui, on en a parlé dans quelques articles ici et là. Des entrefilets ont relaté l'affaire. Néanmoins, même si l'expérience fêtera bientôt son premier anniversaire, je suis à peu près convaincu que c'est la première fois que vous en entendez parler.

Hélas, notre chercheur et ses prouesses télépathiques surviennent à l'ère de la surinformation.

Le Web et l'info en continu à la télé ont rétréci jusqu'à rien ce qu'on appelait jadis le "cycle des nouvelles". Désormais, l'heure de tombée est toutes les heures. Pour les médias, "cela crée la pression d'entretenir ou de périr", lisait-on dans une récente édition du magazine The New Yorker.

Nourrir la bête

L'article relatait entre autres le quotidien infernal d'un journaliste de NBC affecté à la Maison Blanche. Chaque jour, le bougre doit pondre entre trois et cinq billets sur son blogue et émettre de huit à dix commentaires sur Facebook et Twitter. Et jusqu'à 16 fois par jour, il doit quitter son bureau, enfiler son veston et se planter devant une caméra sur le gazon de la Maison Blanche pour commenter l'actualité politique pour les chaînes NBC et MSNBC.

Cette pression de "nourrir la bête" transforme les entreprises de presse. Par exemple, on remarque que les médias ne s'astreignent plus autant à cette corvée héritée des contraintes technologiques d'antan: le tri dans l'information.

Le nombre limité de pages dans un quotidien ou la longueur d'un bulletin de nouvelles ont toujours mené à une certaine discrimination. Dans les salles de rédaction, depuis longtemps, des gens décident de ce qui ira dans le journal et de ce qui sera ignoré.

Ce tri apporte son lot de problèmes, dira-t-on. En effet, celui qui décide de ce qui doit être vu ou lu est à un doigt de "manipuler" l'information (dans le mauvais sens du terme).

Or, ce débat est de moins en moins d'actualité, car à l'ère de l'information continue, le tri est moins déterminant. On a du temps et de l'espace. Un journaliste trouve ceci: il le diffuse. Il apprend cela: il le publie. L'information sort comme elle entre. Sans recul.

Ce qui nous donne des journées tellement saturées d'infos qu'on finit par s'y perdre. C'est l'avalanche.

Pour y voir clair, il faut trier. Et comme je le disais tantôt, le tri est une responsabilité que les médias pellettent de plus en plus dans la cour du public.

Désormais, le "filtre" appartient au simple lecteur. Chacun butine ses nouvelles sur le Web selon ses goûts, ses valeurs, sa quantité de temps libres. On scanne les articles sur Internet. On accumule des hyperliens.

Chacun fait son possible pour survivre à l'avalanche. Ce n'est pas mauvais en soi. Sauf qu'à la longue, ce "je-me-fais-mon-petit-tri-pour-moi-même" risque de faire perdre sa superbe à ce qu'on appelait jadis un "événement historique".

Si Marconi avait fait sa première liaison transatlantique aujourd'hui, la nouvelle se serait probablement perdue dans l'avalanche. Après une semaine, tout le monde aurait oublié le nom du gars.

Le tri des médias d'antan a permis, dans plusieurs cas, de choisir ce qui méritait une place dans les pages de notre histoire collective.

Maintenant, parce que le tri est de plus en plus l'affaire de tout un chacun, l'homme moderne se forge sa propre vision du monde à travers l'information qui lui convient. À lui.

C'est peut-être ce qui explique pourquoi, aujourd'hui, il n'y a que moi et trois ou quatre autres nerds pour trouver qu'un chercheur qui réussit à actionner un ordinateur avec son esprit, c'est complètement capoté.

Mais ça ne passera pas à l'Histoire.