L'art de ne rien faire
Angle mort

L’art de ne rien faire

Être un auteur pas connu vient tout de même avec des avantages, par exemple, les séances de signatures dans les salons du livre.

L'expression "séance de signatures", dans le cas des auteurs pas connus, n'est qu'une figure de style. L'exercice consiste le plus souvent à rester assis pendant deux heures, à regarder les passants, à se tourner les pouces. On signe assez rarement, en fin de compte.

Soyons sincères et parlons de séances de farniente.

Or, en tant qu'auteur pas connu, j'en profite.

Au Salon du livre de Québec, la semaine dernière, j'avais d'ailleurs apporté pour mes "séances de signatures" un livre dont le titre m'avait fait sourire chez mon libraire d'occasion: L'Art difficile de ne presque rien faire (Denoël, 2009).

L'auteur, un dénommé Denis Grozdanovitch, soutient que cet art se perd. "Plus personne [ne semble] capable de s'adonner avec pertinence à l'art difficile et subtil de ne presque rien faire." Selon lui, nous devenons "stériles par crainte obsessionnelle de ne pas être assez productifs".

Dans son éloge de l'empoignage de beigne, il nous sert dans le désordre une série d'anecdotes, de notes de lecture, de réflexions.

J'ai bien aimé son exposé sur l'utilité des génies tels Bergman ou Proust, qui n'ont jamais craint les longueurs. "Au bout du compte, au sein des grandes ouvres comme dans la vie, il faut savoir s'ennuyer un peu, écrit Grozdanovitch. Il faut savoir attendre suffisamment pour recueillir les plus insignes prodiges; savoir supporter, par exemple, les longues digressions oiseuses [d'À la recherche du temps perdu] pour soudain déboucher sur les plus pures merveilles de la littérature introspective."

Malgré son titre, cet ouvrage n'est pas un guide pratique du type La Paresse pour les nuls, mais plutôt un voyage vers nulle part où l'auteur erre lui-même. Et nous, on le suit.

Toujours est-il que L'Art difficile de ne presque rien faire s'est avéré un excellent compagnon pour mes "séances de signatures".

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Le monde est aux gens occupés.

Au travail, on se dit "multitâches" comme s'il s'agissait de la trouvaille du siècle, alors qu'on sait bien que courir deux lièvres à la fois est la meilleure façon de n'en tuer aucun. "Un homme fend son cul en pagayant deux pirogues", dit un proverbe camerounais. J'adore l'image.

On a aussi du mal à se vider l'esprit. On est en permanence ligoté à ses "suiveux" sur Twitter, à ses "amis" sur Facebook; branché au pipeline d'information. Dans son ouvrage Distracted: The Erosion of Attention and the Coming Dark Age, Maggie Jackson nous dit que ce bombardement d'information risque d'éroder notre capacité de penser. Une génération de distraits émerge.

On se booke aussi. Comme si le concept de l'agenda impliquait qu'on en remplisse toutes les cases disponibles. Et quand on ose se payer un peu de repos, ce qu'on appelle des vacances, il faut les bourrer d'affaires à faire pour ne pas les "rater".

Comme de raison, on veut offrir à nos enfants une vie d'aventures et d'expériences diverses. Alors, on les booke aussi. Un flo qui s'emmerde à la maison? Jamais de la vie! Il lui faut un cours, une activité parascolaire, un loisir, n'importe quoi.

Chaque seconde de son enfance doit être mise à profit.

Un mot là-dessus, d'ailleurs. Voilà quelques années, la présidente de l'Ordre des psychologues du Québec, Rose-Marie Charest, avançait que la stimulation constante des enfants en garderie pouvait mener à des troubles de l'attention. L'enfant n'étant jamais laissé seul deux minutes, il deviendrait inapte à remplir soi-même le vide lorsque celui-ci se présente.

Pas fou.

Oui, l'art de ne presque rien faire se perd, et il se perd jeune.

Et pourtant, quel bonheur d'errer! Quelle joie de mettre de côté sa liste de tâches urgentes pour profiter des premiers jours doux du printemps! Les experts nous le disent: le cerveau a besoin d'aération. Il a besoin de rêvasser, de procrastiner. C'est ainsi qu'il prend du recul et relativise bien des choses que nos vies surbookées tiennent pour hyper-importantes.

Je rêve d'un monde où l'on s'adonnerait à rien avec zèle, rigueur et régularité.

En attendant, j'observe les passants.

Bien sûr, je ne cracherais pas sur une file de lecteurs devant mon kiosque, désireux d'obtenir mon autographe sur leur copie de mon roman.

Mais sûrement qu'alors, j'aurais un pincement au cour en pensant à ces enrichissantes heures d'oisiveté passées dans les salons du livre. Rare luxe des auteurs pas connus…

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En terminant, si vous n'avez rien à faire, c'est déjà un bon début.