Angle mort

De la Bleue, des Craven "A" pis un 6/49

C'est souvent au dépanneur que l'enfant s'initie aux lois du commerce. Des framboises à une cenne, des cigarettes Popeye pis un casse-gueule. La première transaction d'une vie prend généralement la forme d'une poignée de sous échangée contre un sac de friandises. C'est ainsi que le sucre enseigne aux petits la valeur de l'argent.

Puis, on grandit et le comptoir à bonbons devient moins tentant que le frigidaire à bière. Le mur de cigarettes (bien que censuré depuis 2008) exerce tout de même une certaine fascination chez l'ado en mal de "coolitude". Et lorsque l'âge fait tomber les idéaux, que l'on réalise que la fortune ne viendra pas sans la chance, alors on se rabat sur les billets de loterie.

De la Bleue, des Craven "A" pis un 6/49.

Le chiffre d'affaires du dépanneur repose sur les trois grandes béquilles de notre société: l'alcool, le tabac, le jeu. D'un bout à l'autre de l'existence, le dépanneur assure à nos dépendances un soulagement 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Ils sont 5897 au Québec à offrir, en toute légalité, à peu près tout ce qui détruit l'homme à petit feu. Ironiquement, on nomme ces établissements des "dépanneurs". Comme si le fait de fournir à la population des moyens de réduire son passage sur Terre était considéré comme une forme de coup de pouce.

Mais je n'entrerai pas ici dans un débat sur l'éthique commerciale. On n'en sortirait pas. Les lois du commerce, c'est bien connu, ne se mêlent pas de ce qui ne regarde que l'homme et sa propre existence.

Cependant, présentée de cette façon, avouons que la mission du dépanneur n'a rien de réjouissant. Heureusement qu'il y a tout le reste.

/ / /

Une amie journaliste vient de publier un petit bouquin sur le sujet. Dans Sacré Dépanneur! (Héliotrope, 2010), Judith Lussier fait le tour du "dep". L'ouvrage est joliment mis en images par les clichés intimistes de Dominique Lafond.

Ce qui frappe à la lecture du livre, c'est le caractère unique de chaque dépanneur. Si tous vendent à peu près la même camelote, chacun le fait avec sa propre personnalité. Certains propriétaires collectionnent les bières de microbrasseries, d'autres transforment leur établissement en temple du kitsch ou connaissent leur clientèle par cour.

Tout le monde a une "histoire de dépanneur".

Je garde pour ma part un souvenir délicieux du dépanneur "2M" de Valcourt, où j'ai grandi. Sa sélection de bonbons n'était pas aussi riche que chez son concurrent, "Berthelet", et le proprio avait l'humeur variable, mais de toute façon j'y allais pour autre chose. C'est que j'avais découvert qu'un léger courant d'air venant de la porte suffisait à faire lever l'étoffe voilant les vidéocassettes de films cochons à louer. En étant au bon endroit au bon moment, l'enfant que j'étais pouvait alors lorgner, pour une seconde, les pochettes coquines cachées sous cette jupe.

Chaque dépanneur est un microcosme.

Celui en face de chez moi est tenu par une famille indienne. À l'heure du dîner, on y entre et la place sent le curry réchauffé au four à micro-ondes. La propriétaire arrive même à vous rendre votre monnaie sans quitter des yeux la petite télé diffusant le téléroman en hindi qu'elle suit religieusement. Dans ce cas comme dans plusieurs autres, entrer dans un dépanneur, c'est entrer chez quelqu'un.

Dans son livre, Judith explique notre fascination pour les dépanneurs par "l'affection des Québécois pour les petites choses". Il est vrai qu'à l'ère des grandes chaînes et des Walmart, pénétrer dans l'humble établissement du simple commerçant a quelque chose de rassurant. C'est un commerce à hauteur d'homme.

Un commerce, par ailleurs, qui pourrait bientôt appartenir à une autre époque. Aujourd'hui, l'univers pittoresque et hétéroclite des dépanneurs cède tranquillement le pas aux chaînes.

On entre dans un Couche-Tard et l'on y trouve de la Bleue, des Craven "A" et des 6/49, mais rien de ce qui fait le charme du petit dépanneur de quartier.

Exit les étagères chaotiques. Chaque produit est stratégiquement classé, l'odeur, contrôlée, l'ambiance, aseptisée. Nous voici dans un établissement sinistre, rompu aux diktats de la standardisation. Et à la caisse, un commis interchangeable qui attend que son quart de travail finisse pour se remettre à vivre.

Sans tout ce qui retrousse, cette texture, cette saveur, cette couleur qui rendent les dépanneurs si beaux, il ne reste plus que l'activité commerciale – laquelle n'a rien de réjouissant. En fin de compte, le Couche-Tard n'est rien d'autre que le triste "miroir de nos vices".

Vous allez me dire que c'est une "fierté entrepreneuriale bien de chez nous". M'en sacre. Pour moi, un hibou qui cligne de l'oil, c'est la mort du dépanneur.