Ah… ouin
Angle mort

Ah… ouin

J'ignore pourquoi je regarde encore Le Verdict – C'est votre opinion, l'émission animée par Véronique Cloutier à Radio-Canada. Qu'est-ce que j'en retire, au juste?

C'est du voyeurisme? J'attends que le malaise de l'année survienne? Je n'ai pas de vie? Un mélange des trois?

Toujours est-il qu'au générique de l'émission, j'ai rarement l'impression d'avoir passé une heure enrichissante. Bon, c'est mon opinion.

Le problème avec le show, ce n'est pas l'animatrice, ce ne sont pas non plus les invités, ni le public décoratif qui applaudit des colonnes de chiffres. Ce sont les sondages.

J'ai l'impression qu'en pondant ce concept d'émission, Louis Morissette a peut-être surestimé le potentiel d'étonnement que peut procurer un sondage d'opinion.

Rarement le résultat d'un sondage cause-t-il le décrochage de la mâchoire. On n'est certainement pas ici dans le registre du "WOW! Ça par exemple! J'hallucine, man!". Nan.

La réaction typique qui suit le dévoilement d'un sondage, c'est: "Ah… ouin."

L'"Ah… ouin", on l'entend au Verdict. On l'entend aussi à La guerre des clans. "Ah… ouin", c'est une abréviation pour "Je le savais. Ça ne me surprend pas deux secondes".

Les sondages d'opinion n'étant qu'un palmarès des idées les plus communes sur un sujet, à quel autre genre de réactions devrait-on s'attendre?

Bien sûr, un sondage mené auprès d'une population papoue à propos de la nécessité d'une commission d'enquête publique sur la construction et le financement des partis politiques pourrait donner quelques résultats étonnants.

Mais je doute qu'on tombe des nues en découvrant un sondage sur une question d'intérêt québécois, mené auprès d'un échantillon de Québécois francophones et présenté à un public de Québécois francophones.

L'autre lundi, le public du Verdict a applaudi lorsque Véro a révélé que 48 % des gens considéraient Jean-René Dufort comme un animateur.

Ah… ouin.

Il est dans la nature des sondages d'être plus ou moins prévisibles. Les réponses reflètent généralement ce qui est répandu, présumable. Elles sont l'avis d'une population aux idées empruntées à la télévision, comme le chantait Luc de Larochellière.

Qu'à cela ne tienne, on aime les sondages.

La pub s'en sert pour savoir si le public a retenu sa pub. Les politiciens sondent l'électorat et découvrent que celui-ci veut plus de services publics ET des baisses d'impôt. Logique. Les médias trouvent en eux une façon simple de faire un gros titre qui vend. C'est ainsi que la une d'un quotidien montréalais en lock-out nous a appris jeudi dernier que 94 % des Québécois n'étaient pas d'accord avec les propos sur l'avortement du cardinal Ouellet.

L'évidence a tellement plus fière allure avec un pourcentage au milieu du front.

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J'ai du mal avec les sondages lorsqu'ils s'insinuent dans les métiers de la création.

Ça donne l'album de l'académicien Maxime Landry, qu'on a surnommé la "voix du peuple". Le gars a demandé au public de choisir les 10 chansons qu'il reprendra sur son CD. Ce même public a finalement voté pour des ballades dont la plupart tournent déjà depuis mille ans à RockDétente.

Les radios commerciales, parlons-en. Elles ont cessé d'être des diffuseurs pertinents de culture le jour où elles se sont mises à carburer aux sondages. Aujourd'hui, ces radios radotent entre deux pubs et ratent l'occasion d'être les premières à nous faire découvrir des succès imprévisibles, comme Dégénérations de Mes Aïeux.

Le septième art se fie aux sondages et nous régurgite des films à recettes (et le DVD deux mois plus tard). Combien de répondants d'un sondage auraient déclaré vouloir voir un film mettant en scène une bande d'intellectuels parlant de cul autour d'un koulibiac?

C'est pourtant ce qui a donné Le Déclin de l'empire américain.

Le public aime (beaucoup, peu ou pas du tout) ce qu'il connaît déjà. En revanche, il n'a aucune opinion sur ce qui n'existe pas encore. En deux mots, l'innovation, l'idée du siècle, le truc que personne n'a vu venir ne risquent pas de se retrouver dans ces agencements de pourcentages.

Créer à partir de sondages, c'est donc participer à une culture qui tourne en rond. C'est se contenter d'évoluer en terrain connu.

Voilà pourquoi un artiste sincère, tout comme un politicien soucieux de faire avancer sa société, devrait laisser faire les sondages.

Parce que l'artiste, le vrai, veut inventer, créer, renouveler un son, un genre ou quelque chose du genre. Il veut qu'on le couvre de "Wow!", de "J'hallucine, man!"

Pas d'"Ah… ouin"…