J'ai des chiffres pour vous faire rire un peu.
Selon vous, combien de romans canadiens les familles canadiennes devraient-elles acheter chaque année pour que les 17 000 écrivains canadiens puissent tirer de leurs écrits un revenu moyen de 30 000 $? Douze? Vingt-quatre?
Tenez-vous bien, la réponse est cinquante.
Oui, chaque ménage devrait lire comme un rédacteur en chef de magazine littéraire. C'est carrément irréaliste.
Sans mentionner que, pour y parvenir, il faudrait forcément négliger les autres formes d'art (et mettre en veilleuse son profil Facebook).
En matière d'affaires à lire, à voir, à écouter, à apprécier, juste ce que contient cette édition de Voir a de quoi occuper vos soirées jusqu'à la fin de l'année, sinon plus. Et la semaine prochaine, on en rajoutera par-dessus la pile.
J'ai pris l'habitude d'inscrire les livres que j'aimerais lire et les films que j'aimerais voir sur une liste. En fin de compte, elle ressemble surtout à un répertoire de ce que j'ai raté.
François Colbert, professeur en marketing à HEC Montréal, a mis le doigt sur le phénomène. "Le principal problème auquel les entreprises culturelles doivent faire face aujourd'hui est la saturation de leur marché", écrivait-il l'automne dernier dans la revue International Journal of Arts Management.
C'est tabou d'en parler, mais depuis les années 90, l'offre culturelle dépasse largement la demande réelle.
Il y a trop de films, trop de spectacles, trop de disques, trop de comédies musicales, trop d'humoristes, trop de pièces de théâtre, et pas assez de gens pour profiter de tout ça.
Grosso modo, seulement la moitié de la population est friande d'art. Et le temps consacré à la culture partage la même case horaire que les activités de divertissement en général (ce qui inclut le sport, le scrapbooking, le yoga et tout le reste).
Pour pallier la demande insuffisante, la solution est simple, dira-t-on: incitons plus de gens à s'intéresser aux produits de la culture. Par exemple, si les gouvernements finançaient mieux les programmes pour "démocratiser la culture", on les remplirait, nos salles de spectacles!
Belle idée. C'est sur le terrain que ça se gâte. "Après 50 ans d'efforts de [presque tous] les pays industrialisés […] pour rendre la culture plus accessible, note François Colbert, on doit conclure que l'augmentation de l'offre culturelle ne conduit pas automatiquement à une demande accrue."
Dans les années 80, le gouvernement français a même doublé les budgets alloués aux arts sans que cela n'ait d'effet notable sur la demande.
Au risque de faire grimper dans les rideaux toute l'industrie de la culture, il faut l'admettre: des subventions supplémentaires ne régleront pas ce problème de saturation.
Quand on se noie dans son bain, ajouter de l'eau est rarement la meilleure solution.
Faudrait-il réduire l'offre culturelle? Peut-être.
/
À Valcourt, d'où je viens, quand les consommateurs achètent moins de motoneiges, on fabrique moins de motoneiges à l'usine de motoneiges. Il y a des mises à pied jusqu'à ce que le marché reprenne.
Toutes les industries se plient à cette dure loi du marché, à l'exception du secteur culturel. L'art, dit-on, n'a pas à se soumettre aux diktats de l'offre et de la demande. Parfait.
Mais que fait l'industrie culturelle au lieu de régler son problème de saturation?
La tendance de l'heure, c'est la gratuité. Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired, en a fait l'objet de son plus récent essai, Free, The Future of a Radical Price.
Un ouvrage qui se trouve d'ailleurs sur ma liste susmentionnée.
Aujourd'hui, on donne.
Le groupe Misteur Valaire donne son premier disque sur Internet pour ensuite attirer le public à ses spectacles. L'autre jour, j'ai acheté un roman et, à la caisse, on m'en a offert un deuxième gratuitement (du même auteur). À Montréal, on peut voir des shows gratuits à longueur d'été. Plus besoin de louer nos séries télé en DVD, on en trouve tout un tas sur des sites comme Tou.tv pour la modique somme de 0 $.
De plus en plus, l'art n'a plus de prix. On pourrait aussi le dire autrement: il se dévalorise.
L'astuce de la gratuité va durer un certain temps. Inspirés par les succès des uns, les autres vont embarquer dans le bateau. Dans un avenir rapproché, tout le monde le fera. Et donner ses ouvres ne suffira plus pour attirer la clientèle noyée dans l'offre culturelle.
Alors, on fera quoi?
Vous l'aurez lu ici en premier: un jour, on paiera du monde pour fréquenter les salles de spectacles.
N’est-ce pas ce que font les auteurs et les idéologues qui paient pour se publier à compte d’auteur, comptant sur les médias pour rendre l’opération rentable, en visibilité sinon en ventes de produits (généralement merdiques) à qui que ce soi d’autre que leur fan club? (Je pense entre autres aux publications masculinistes.)
L’art, j’en mange, mais je ne crois pas que ça soit le cas de la plupart des gens au Québec. Je suis d’accord avec vous que nous sommes dans une période de surconsommation. La culture, n’y échappe pas. Mais entre nous, en ce qui à trait à la culture, il y a beaucoup de merde qui se fait. Alors quand on parle d’art et de culture, faudrait pas mêler la production de non-livres et de livres par exemple. Disons que ça diminue le nombre de livres à acheter en bout de ligne. Si les gens cessaient de carburer à la culture pablum qu’on leur sert peut-être qu’ils finiraient par s’intéresser à ce qui est vraiment intéressant. Mais bon, je sais, c’est carrément utopique ce que je dis. Conclusion, veuillez consommer ce qui est véritablement de l’art et pas des salades svp.
Des gens payés pour consommer de l’art, ça existe déjà. Ça s’appelle des critiques…
Blague à part, le chiffre qui m’a frappé dans votre texte, c’est 50 %. Encore cet éléphant qui traîne dans notre salon national :
« […] près d’un Québécois sur deux (âgé de 16 à 65 ans) n’a pas les compétences nécessaires pour utiliser l’information afin de fonctionner pleinement au sein de la société et de l’économie (niveaux 1 et 2). »
(http://www.fondationalphabetisation.org/adultes/analphabetisme_alphabetisation/statistiques/)
De la société, de l’économie et, à fortiori, de tout ce qui touche à la culture non?
Je crois que quand on parle d’art, il faut arrêter de parler de doll-art. Il faut bannir le terme « Industrie de la culture »…
J’ai appris cette semaine qu’un certain « peuple » d’un certain « pays » évaluait les hommes et les femmes en valeur monétaire: l’homme = 1000, la femme = 1. Selon le principe économique, ce pays éliminera les femmes aussitôt qu’elle coûtera 1 ou plus l’unité.
Vous devinez comme moi que ce pays n’a aucun avenir…
Autant parce que les femmes « créent » les hommes que parce que la manière de raisonner de ce peuple n’égale pas celle du singe le plus doué.
Le but de l’art est de créer et d’imprimer une âme à la culture d’un peuple. Ce n’est pas de faire des $ avec des divertissements hypnotiques pour cervelles ramollies.
Peut-être a-t-on fait fausse route en ayant commercialisé l’art au point qu’il devienne un objet de consommation comme le sport ou la médecine. Si on ne fait pas un minimum de 30$ par an, un artiste ne survit pas ou n’est pas visible. Il y a un hic dans tout cela, notamment dans notre définition de l’art, dans sa perception. Guy Laliberté, Céline Dion et tutti quanti ont pavé la voie. Pourquoi l’art échapperait-il donc à l’emprise de l’argent? « L’argent, l’argent, l’argent, si je n’en fait pas assez, je m’en va en France ou en Amérique, là je gagnerais ma vie. » C’est ce que l’on entend tous les jours à la radio. Scientifiques, intellectuels, et artistes s’en vont ailleurs parce qu’ils sont bien mieux payés là-bas. C’est ça le résultat de la culture.
Cher monsieur Proulx, j’ai bien aimé votre chronique mais j’ai le goût de tripoter un peu votre question initiale. Celle qui vous permet d’enchaîner par la suite toute une série d’observations pertinentes sur « l’impératif culturel », si j’ose dire.
Tout d’abord, je vous avoue que je n’ai jamais fait un choix de lecture de ma vie en fonction de son contenu ou de son origine canadienne… Sauf dans le cas des magazines, des quotidiens ou des hebdomadaires que je lis et j’achète.
Mes habitudes d’achat de livres ne changent pas plus même si vous remplacer « Canada » par « Québec ».
J’ai toujours lu comme un pauvre et je lis toujours pauvrement : en fidèle abonné d’une bibliothèque municipale. Quand j’emménage dans un nouvel endroit, c’est d’ailleurs la première place que je visite.
Certains promoteurs culturels seront probablement déçus, les « pauvres », de lire mon témoignage et me trouveront probablement cheap d’être demeuré un pauvre lecteur au lieu de m’être constitué, comme tout le monde (hum !), une mini bibliothèque d’Alexandrie personnelle.
D’autres me reprocheront également de ne pas avoir alloué une portion de mon revenu mensuel a l’achat de livres dans mon budget en évoquant l’attrait des nourritures spirituelles essentielles pour la bonne conscience de chacun. Je répondrai que je n’ai pas besoin de deux garde-manger dans mon logement. C’est un luxe que je ne désire pas m’offrir, tout simplement.
Je ne vous ferai pas l’affront de l’argument écologiste en vous parlant d’arbres coupés inutilement. J’assume ma position autrement.
Bref, j’ai fait volontairement le choix d’être matériellement inculte. Et ce, bien avant l’arrivée d’internet et de sa fameuse « gratuité magique ».
Tout comme je voyageais par « hyperliens » bien avant que Wikipedia ne soit accessible sur mon « téléphone intelligent » puisque les bibliographies et les citations d’auteurs sont une bien vieille et bien pratique invention.
Alors, quand j’apprends qu’il y a 17 000 écrivains au Canada, je suis tout d’abord surpris qu’il y en ait tant ! Qu’ils pensent devoir gagner 30 000 dollars canadiens comme salaire minimum m’étonne tout autant…
Blague a part, je comprends votre point de vue et je ne vois pas non plus dans le simple fait qu’un livre soit publié l’exigence que quelqu’un le lise ou que ce soit automatiquement de la culture.
A ce compte-la, imaginez le nombre de livres de recettes que chacun devrait avoir chez lui si on suivait cette « logique » de surproduction ou de surconsommation ! Et je ne parle pas que de bouffe, ici, mais de toutes ces recettes pour élever un enfant en 15 minutes ou pour devenir riche en 12 étapes faciles…
Et que dire de ces romans savons, de la littérature de gare et autres fruits d’une imagination propre et rapide ? On devrait en manger parce que c’est produit au pays ?
Qu’on le veuille ou pas, l’objet littéraire est un simple produit ou un objet banal avant que quelqu’un ou qu’un million de personnes le transforment en livre ou en culture.
Parfois, un livre est une brique. Mais une brique qui n’a pas pour but de faire tomber les gens en amour avec les murs ou les « maisons de la culture » qui sont, selon certains, les fondements mêmes de la civilisation.
Pour moi, le livre est avant tout un produit qu’on m’a appris a lire gratuitement. Je vous le rappelle.
L’accessibilité ET le temps libre que j’avais on fait de moi un lecteur, pas un « fétichiste du livre » ou un admirateur inconditionnel de l’écrivain professionnel. Mes écrivains préférés faisaient autre chose dans la vie, anyway, avant d’écrire…
Cela ne veut pas dire que je crois qu’un écrivain devrait crever de faim, que le partage des revenus entre celui-ci et son éditeur commercial soit juste et équitable, ou que la culture ne soit pas une valeur en soi.
Cela veut simplement dire que la démocratisation de la culture est un enjeu social avant d’être un processus d’individualisation sacralisé par la fameuse « relation » auteur-lecteur ou bien producteur-consommateur.
Toujours selon moi, une société est pauvre lorsqu’elle ne permet pas d’autoriser le partage d’une richesse culturelle, que la majorité s’entête toujours a calculer sur la base du coût de production, alors qu’il serait préférable de l’évaluer sous l’angle (mort?) de son potentiel vital de diffusion. Et que cette diffusion soit possible dans le temps et dans l’espace.
On dit bien en publicité que 50 cents de chaque dollars dépensé dans ce domaine est une perte totale. Cette perte nette et impondérable n’a jamais diminué pour autant les dépenses dans ce secteur a ce que je sache…
Alors, est-ce qu’on doit abolir les subventions, lapider les ingrats dans mon genre qui n’achètent que des livres usagées, payer des gens pour « acheter » des livres ou assister a des spectacles ?
Je l’ignore. Mais j’aime bien me rappeler une citation de Confucius lorsque mon statut d’être inculte me revient a l’esprit : « Auparavant, les gens s’instruisaient pour se parfaire eux-mêmes, maintenant ils vont a l’école pour quête l’approbation d’autrui. »
La citation est approximative mais si on remplace « éducation » par « culture », elle s’applique a merveille a l’impératif culturel qui angoisse tant les bien-pensant de ce monde.
Il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler qu’il ne suffit pas d’acheter un livre ou des milliers de livres pour assurer l’avenir de l’éducation ou de la culture.
Il faut aussi en préserver la VALEUR humaine subversive. Et ce, bien souvent, au détriment de la valeur économique du produit ou du producteur culturel. Vous en aviez parlé dans une autre chronique si ma mémoire est bonne, non ?
De plus, n’est-ce pas Dany Laferrière lui-même qui présente dans l’un de ses livres un amant de la littérature sous les traits d’un voleur a l’étalage qui vole des livres ?
Bref, tout cela pour dire que je rachète mon ingratitude en faisant des suggestions d’achat de livres dans toutes les bibliothèques que je fréquente pour diminuer mon sentiment de culpabilité envers le difficile métier d’écrivain…
Par contre, je vais continuer a me foutre du contenu ou du caractère canadien des écrivains que je soutien en le faisant.
De toute façon, la plupart des écrivains qui me manquent dans les bibliothèques que je visite sont des écrivains morts depuis longtemps et que j’ai appris a connaître dans une magnifique bibliothèque remplie de vieux livres, au milieu d’un quartier peuplé de gens qui conservent intact les chefs-d’oeuvres très longtemps a force d’indifférence populaire et de labeurs mal récompensés.
En espérant n’avoir pas trop déprimé l’auteur en vous par ce commentaire.
Cordialement,
un « pauvre » lecteur.
Monsieur Proulx,
À votre rubrique de cette semaine, Noyade culturelle, je voudrais vous faire part de ma réaction qu’a suscité la lecture de votre texte.
Il y aurait une notion qui vous échappe. La pratique artistique n’est pas qu’une relation sociale déterminée par son rôle économique. Ce qui semble vous échapper c’est que l’art, la pratique artistique mesure d’abord la capacité imaginaire d’une société. Elle en trace son histoire et laisse le témoignage de cette faculté aux générations à venir. Lorsque vous étudiez l’histoire de l’art, des civilisations et du développement de la pensée n’observez-vous que cette seule faculté économique ? Sans l’imaginaire rien de ce qui nous entoure n’existerait. Toutes ces actions témoignent de la création. Sans l’imaginaire humain, l’actuelle édition du Voir, nos institutions, nos grandes industries québécoises, nos multiples réseaux sociaux, rien de tout cela ne serait. Les grandes civilisations se sont construites sur leurs capacités imaginatives et leurs créations provenant de tout secteur professionnel.
On n’investit pas dans l’art et la culture uniquement pour sa force à occuper une part importante des marchés. Une société choisit d’investir dans le développement des pratiques artistiques au même titre qu’on investit dans l’éducation, la santé, le sport et les loisirs, la recherche scientifique et technologique et même encore, l’équilibre social. Les retombées ne se mesurent pas qu’en termes de saturation des marchés. Ces questions sont beaucoup plus insidieuses et complexes. Comment renversé cette situation de saturation et notre capacité à répondre aux dures réalités des lois de l’offre et de la demande ? Je suis d’accord avec vous, nous ne semblons pas encore avoir trouvé de réponses. Aborder la question avec une approche néolibérale, serait-ce à votre avis, la voie à adopter ?
Si on coupe les subventions à la culture québécoise (comme c’est actuellement le cas avec les revues à texte de moins de 5000 abonnés) nos productions culturelles disparaîtront.
Des vides se créeront donc dans les boutiques de revue et dans les cinémas. Ces vides seront ensuite remplis par des productions américaines et françaises.
En plus d’avoir tué notre milieu culturel, il y aura toujours un problème de sur-saturation de l’univers culturel et médiatique, mais celle-ci proviendra d’ailleurs.
Plutôt que de demander s’il y a « trop » d’offre culturelle, mieux vaudrait poser la question : « voulez-vous moins d’offre québécoise et plus d’offre des producteurs étrangers dominants? »
Que répondez-vous monsieur Proulx?