L’esprit sain
En 2020, la dépression sera la deuxième cause de maladie d'incapacité après les maladies cardiovasculaires, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
À peu près tout le monde aura un dépressif dans son entourage, et cette personne pourrait même être vous.
La dépression est la maladie de notre époque. Cette époque qui souffre déjà de stress chronique, d'insomnie, d'hyperactivité, de désordres alimentaires, d'anxiété, de troubles de l'humeur, de problèmes d'estime de soi.
C'est pas sain tout ça.
Revenons à la dépression. Un psy vous dira qu'elle est souvent causée par un choc: divorce, décès d'un proche, perte de son emploi, faillite personnelle. Il vous dira aussi que certaines personnes sont mieux taillées que d'autres pour la dépression. Dans certains cas, c'est même génétique.
C'est bon pour expliquer des cas individuels, mais en mode macro, on ne sait pas trop pourquoi autant de gens sont dépressifs.
Il faut dire qu'on a seulement commencé à parler d'épidémie de dépression dans les années 60, au moment où (ô hasard!) les compagnies pharmaceutiques commercialisaient l'antidépresseur.
À ce sujet, des chercheurs britanniques de l'Université de Hull ont conclu, il y a deux ans, que la majorité des 40 millions de personnes dans le monde qui avalent du Prozac pour traiter leurs symptômes dépressifs obtiendrait d'aussi bons résultats en croquant des Smarties.
L'humanité fait donc face à une épidémie de dépression dont les causes sont floues, et qui ne semble pas pouvoir se régler au moyen d'un cocktail de pilules.
Je pose la question: ce qu'on prend souvent pour une dépression pourrait-il être l'expression d'un mal-être plus sournois, d'un épuisement de l'esprit?
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Les gens du magazine antipub Adbusters croient que l'environnement culturel et technologique dans lequel nous baignons a un rôle à jouer dans cette épidémie. Si le monde file un mauvais coton, c'est que nos cerveaux sont pollués.
Pollués par le bruit. Toutes ces technologies qui grondent, sonnent, vrombissent, ronronnent forment le fond sonore de notre environnement mental. Le bruit chronique est une "menace grave" pour la santé publique, selon l'OMS.
Pour se couper du brouhaha incessant, on se branche des écouteurs dans les oreilles et on part la musique. On couvre le bruit par plus de bruit.
C'est pas sain.
Nos cerveaux sont aussi pollués par la pub. Quel est l'impact à long terme des 3000 messages publicitaires déversés chaque jour dans nos crânes? "La publicité est la plus vaste expérience psychologique jamais menée sur la race humaine et son impact sur nos esprits demeure largement inconnu", lit-on dans Adbusters.
C'est pas sain.
Il y a les mass media aussi qui polluent notre environnement mental. L'homme contemporain a vu sur son écran des milliers de meurtres et de scènes de violence, de guerre, de génocide, de porno. Avons-nous été désensibilisés par toutes ces images? Je l'ignore, mais l'homme contemporain est capable de préparer son souper en regardant des ti-culs de Vision mondiale crever avec des mouches dans les yeux. C'est ce qu'Adbusters nomme l'érosion de l'empathie.
C'est pas sain.
Même le Web nous pollue les neurones. Ce royaume de la sollicitation perpétuelle nous fait passer du coq à l'âne en 0,02 seconde. On se laisse distraire par n'importe quel hyperlien. On cultive ainsi son déficit d'attention.
Pas sain.
Et les réseaux sociaux? J'ai une amie qui twitte 30, 40, voire 50 fois par jour. Il y a quelque chose d'obsessif là-dessous. Une sorte de pulsion d'être vu et entendu, de générer du bruit pour espérer émerger de la masse virtuelle. Dans certains cas, hypercommuniquer frôle la dépendance.
Pas sain non plus.
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Adbusters souhaite lancer un vaste mouvement: l'environnementalisme mental. Son objectif (ambitieux): reprendre nos esprits des mains d'une vision du monde forgée par le marketing et l'idéologie consumériste.
Le mouvement est embryonnaire, mais qui sait… peut-être un jour des activistes déguisés en cachets de Prozac réclameront-ils un environnement mental moins toxique? Peut-être exigera-t-on qu'on cesse de prendre nos cerveaux pour des sites d'enfouissement? Peut-être le G20 ratifiera-t-il un protocole garantissant aux hommes et aux femmes le droit d'être sains d'esprit?
Adbusters est enthousiaste: l'environnementalisme mental pourrait bien être l'idée la plus importante de ce siècle. J'aimerais le croire. Si l'on n'a pas complètement viré zouinzouin d'ici là, on s'en reparlera dans 90 ans.
L’ironie de la chose, c’est que Adbuster a recours au «culture jamming» pour contester le consumérisme, une tactique qui finalement est indiscernable de celle des publicitaires. La contre-publicité, ça reste de la pub. Belle façon d’assainir l’environnement mental… qui me fait penser à verser du dispersant pour se débarrasser d’une nappe de pétrole.
(Comble de l’ironie, le captcha que je dois entrer pour publier ce commentaire est «sanity sales». C’est fait exprès ou quoi?)
En plein dans le mille avec votre chronique. Vous parlez finalement de perte de sens. Ça me rappelle ce que Hermann Hesse disait : » Même l’homme terre à terre, superficiel et hostile à la pensée conserve le besoin séculaire de savoir que son existence a un sens, dès qu’il ne parvient plus à le trouver, ses moeurs se dérèglent et sa vie privée est dominée par un égoïsme exacerbé, par une peur accrue de la mort. »
Comment mieux se sentir vivre que dans le regard ou l’oreille de l’autre ?
Superbe chronique…
Les hipsters pseudo-ironique de Adbusters versent dans la théorie de conspiration et le junk-science? C’était qu’une question de temps. Si tu fixes l’abime…
Steve Proulx possède des talents certains pour rendre agréable et enrichissant ses écrits. Il mériterait une chronique dans votre journal, de même qu’un poste de conseiller.
Pour avoir utiliser des antidépresseurs pendant quelque temps, je sais pertinemment que c’est lorsque j’ai cessé de les prendre, que je suis redevenue saine d’esprit. Méfions-nous des solutions qui sont pires que les problèmes qu’elles sont sensées régler.
Je serais la première à descendre dans la rue pour manifester contre les pharmaceutiques qui commercialisent ces antidépresseurs et qui nous appauvrissent non seulement le portefeuille mais surtout le cerveau.
Après une dépession et deux ans de pilules et de changements de pilules, tout ce que je peux dire, c’est qu’on en est encore aux balbutiements de la compréhension de la maladie mentale. Les certitudes et l’infaillibilité, c’est pour dans longtemps. Toutes les études se contredisent. Pour l’instant, que des histoires de malades toutes différentes les unes des autres et leurs médecins qui adoptent une méthode qu’ils croient être la meilleure. Je ne crois pas à un complot des pharmaceutiques, je ne suis pas anti ou pour les pilules. Pour moi elles étaient nécessaires, pour un autre un voyage d’un mois dans un temple en Inde fera l’affaire.
L’environnement dans lequel on vit aujourd’hui, comme vous l’avez si bien écrit, produit des dépressifs à la tonne. Les plus vulnérables sont mis à rude épreuve. Il est plus que jamais essentiel pour eux de se créer une carapace, de ne pas se faire avaler par tous ces stimuli potentiellement envahissants.