La cour d'école
Angle mort

La cour d’école

Alain Lefèvre a déclaré la semaine dernière qu'il cesserait de jouer du André Mathieu au Québec.

Depuis vingt-cinq ans, l'intense pianiste tente de ressusciter notre Mozart québécois. Il peut être fier du travail accompli: un film, des disques, des concerts, une biographie… Il ne manque plus que la sonnerie de cellulaire André Mathieu.

Le nom du compositeur n'a jamais autant circulé qu'aujourd'hui et c'est la faute à Alain Lefèvre.

Or, après quelques derniers concerts, celui-ci tournera la page. On ne l'entendra plus interpréter l'ouvre de Mathieu, du moins au Québec.

Selon ses dires, cette décision radicale n'aurait rien à voir avec le succès moyen du film L'Enfant prodige. Ce qui l'a poussé à couper le cordon entre lui, le Québec et Mathieu, ce sont les "mesquineries" dont il prétend avoir été la cible.

Un animateur de radio aurait évoqué son "délire" pour André Mathieu. D'autres l'auraient accusé de se faire du capital sur le dos du pauvre compositeur. Lefèvre a aujourd'hui l'impression de se frotter à un aspect "moins reluisant de notre société". "Sommes-nous capables […] de nous réjouir jusqu'au bout du talent reconnu des nôtres?" demande-t-il.

Plus encore – je le cite dans La Presse: "L'atmosphère un peu troublante que je sens me rappelle celle de l'époque où, petit gars à Ville-Émard, je me faisais planter parce que j'étais différent des autres, ou que je ne correspondais pas au bon prototype."

Comme quoi les traumatismes de la cour d'école ne sont jamais bien loin.

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C'est dans la cour d'école que l'écrivaine Nelly Arcan a d'abord ressenti le poids du regard des autres.

La cour d'école n'a pas non plus été un lieu d'épanouissement pour l'animateur Jasmin Roy. Il en parle dans son livre Osti de fif! (Les Intouchables): c'était toute la gang contre lui. À l'écraser. À l'humilier. Jour après jour.

C'est dans la cour d'école qu'on vous colle pour la première fois une étiquette.

Vos pairs choisissent pour vous un rôle, sans vraiment vous demander votre avis.

Les p'tits choux à papa et maman deviennent donc des gros qui sentent la mouffette, des niaiseuses qui mangent leurs crottes de nez, des derniers à être choisis au ballon-chasseur, des "qui s'habillent mal", des tapettes.

Mon jeune neveu m'a mis au parfum du dernier cri en matière d'insulte: ortho. Je vous explique: "être ortho" fait référence au fait de "fréquenter l'orthopédagogue" (pour des difficultés d'apprentissage). Dans l'esprit grossièrement formé de l'enfant, un ortho ou un idiot, c'est la même chose.

Et c'est dans la cour d'école qu'on devient ortho.

À la fréquenter quotidiennement, on apprend vite son code de conduite.

Pour survivre dans la cour d'école, mieux vaut se fondre dans la masse. Le pouvoir appartient aux conformistes. Ceux-ci imposent leurs diktats. Il faut porter tels souliers, aimer tel sport, se coiffer de telle façon, écouter telle musique, se tenir avec telle gang, marcher de telle façon.

Sinon, on est ortho.

Ceux qui ne suivent pas le troupeau sont tassés dans le coin. Et les conformistes-dominants prennent un malin plaisir à les picosser. Dans cette micro-société, c'est en écrasant le plus faible qu'on marque des points de popularité.

Quand j'étais jeune, on jouait à une tague particulièrement déplorable. On se transmettait à l'aide d'un toucher de la main les poux de [inscrire ici le nom de la personne à ostraciser]. Au bout d'un moment, tout le monde s'était passé les poux de Chosebine. C'est ainsi qu'on humiliait quelqu'un en mode viral.

J'ai retrouvé récemment sur Facebook celle dont on s'était jadis allègrement passé les poux. Elle s'est tournée vers Jésus. Je peux la comprendre.

La loi de la cour d'école est sans pitié pour les enfants à l'individualité insolite. Voilà certainement pourquoi on compte plus d'écorchés de la cour d'école parmi les artistes.

Plus tard, certains transformeront leurs blessures d'enfance en ouvres d'art.

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Où je veux en venir avec tout ça, c'est que, même adulte, on a toujours un pied dans la cour d'école. Car la société, la vraie, n'en est souvent qu'une version un peu plus raffinée. Les conformistes dominent toujours et méprisent l'originalité, l'excentricité, la nouveauté.

Et si par malheur l'original s'adonne à avoir du succès, les conformistes se feront un devoir de lui rappeler la place qu'on lui a assignée dès la cour d'école.

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Alain Lefèvre devrait continuer à jouer André Mathieu au Québec, malgré les mesquineries.

Autrement, il laisse gagner la cour d'école.