Pogner le fixe
J'ai la chance d'avoir un boulot soft.
Je n'ai pas à soulever de lourdes charges, pas à monter dans une échelle, pas à manipuler des substances toxiques. Je ne crains pas non plus les maux musculo-squelettiques causés par les tâches répétitives.
Entre 1998 et 2007, selon la CSST, les voies de fait et actes de violence ont représenté près du tiers des accidents de travail chez les commis de dépanneur. Voilà le genre de statistiques qui ne me concernent pas du tout.
Cela dit, le métier d'écriveux a tout de même ses désagréments.
Je pourrais vous parler des trois stades de l'angoisse.
Il y a d'abord l'angoisse d'avant-chronique. Ces instants d'anxiété où l'on n'a rien, mais où l'heure de tombée nous rappelle qu'il faut tout de même faire apparaître des mots, des phrases, des idées (d'une pertinence minimale).
Puis vient l'angoisse d'après-chronique. L'inquiétude s'installe entre le moment de la livraison du texte et sa publication. Ai-je bien traité le sujet? Me suis-je trompé? Ai-je erré?
Enfin, l'angoisse de la prochaine chronique. Parce qu'il faut toujours en écrire une autre, chronique.
Et l'angoisse retourne à la case départ.
À la longue, c'est lourd.
À pousser mon crayon, je cours peu de risques d'attraper un lumbago, de faire une chute ou de me bousiller les genoux. Par contre, je tombe dans la lune. Ou, comme disent les experts, je pogne le fixe.
C'est ainsi que mon cerveau me signale qu'il en a marre, qu'il veut une pause. Oubliez alors chroniques et idées d'une pertinence minimale. Plus rien n'est possible.
Pogner le fixe est ma pathologie professionnelle (non couverte par la CSST).
Toujours est-il que j'ai pogné le fixe l'autre jour lors d'une visite dans une grosse serre de tomates.
Je suis dans la zone de triage, là où l'on sépare les beaux fruits des pichous. Tout au bout de la chaîne, il y a cet ouvrier. Son travail consiste à placer des tomates dans une caisse de carton. Le hic: chaque caisse doit avoir le même poids.
Pour y parvenir, l'employé dépose des grappes de tomates sur les balances électroniques disposées devant lui. Il y en a 10-12. Un ordinateur lui indique alors quelle grappe doit être mise dans la boîte pour que le poids voulu soit atteint.
C'est ainsi qu'il remplit sa caisse.
Je l'ai regardé travailler pendant un bon cinq minutes. Et j'ai pogné le fixe.
J'ai contemplé la beauté de ce travail sans angoisse. L'inverse du mien. Le gars n'a qu'à faire aller ses mains. L'unique tâche intellectuelle de ce boulot est prise en charge par l'ordinateur qui calcule le poids des tomates.
Puis, je suis revenu sur terre. Placer des tomates dans des caisses, c'est drôle cinq minutes. Mais cinq jours sur sept, huit heures par jour, cinquante semaines par année, on doit finir par avoir le goût de se faire aller les méninges un tout petit peu.
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Le désagrément que se partagent à peu près tous les boulots, c'est qu'ils sont répétitifs. Même les boulots qui ne sont pas répétitifs sont répétitifs.
J'ai beau ne jamais écrire deux fois la même chronique, ça reste un document Word, 750 mots, une tombée le lundi à 15 h, un bureau, un dictionnaire des synonymes et des doigts qui pianotent sur un clavier.
C'est parce que c'est la répétition d'une seule chose que le travail finit par être une épine au cul. Écrire des textes comme on fait de la saucisse, c'est une épine au cul. Placer des millions de tomates dans des caisses, c'est une épine au cul.
Ce qui m'amène à vous parler de ma définition des vacances.
Les vacances, c'est le repos. Oui, pour débrancher le cellulaire. Oui, pour la sangria sur la terrasse. Oui, pour les glissades d'eau en famille.
Mais les vacances, c'est aussi l'occasion de se consacrer à des sphères de la vie que le boulot ne comble pas. C'est le temps d'essayer des trucs nouveaux.
Des chercheurs en psychologie ont découvert que les gens qui s'adonnent à une variété d'expériences auraient moins de mal à se souvenir de leurs émotions positives que ceux qui cumulent moins d'expériences diverses.
Pas fou.
Le bonheur est un grand sujet, mais cultiver l'éclectisme dans son existence figurerait parmi ses conditions gagnantes.
Or, la sphère du travail étant presque toujours la répétition d'une même expérience, elle est assez mal taillée pour nous fournir la variété dont nous aurions besoin.
Aussi, j'aime consacrer mes vacances ou mes temps libres à des activités très loin des mots ou des idées d'une pertinence minimale.
Quand il pogne le fixe, le pousseux de crayon que je suis rêve de vacances manuelles.
Faites-moi plaisir et donnez-moi un pinceau et une clôture à repeindre!
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La chronique Angle mort fera relâche jusqu'au 5 août.
Bonne vacance mon vieux et repose toi, on s`occupe des tomates!
Cette histoire de « clôtures a repeindre » m’a fait penser au fameux « cirer, frotter » (« wax on, wax off ») du film original Karate Kid avec Pat Morita et Ralph Macchio.
Vous vous souvenez de cette séquence de « dur labeur ennuyant » au cours duquel Daniel san doit « pogner le fixe » afin de remporter un tournoi de karaté qui va le sortir du rôle de la victime et du souffre-douleur ?
Oui ? Ok. Mais ma séquence préférée est celle-ci et, si on la modifie quelque peu, je crois qu’on peut y trouver un petit remède aux problèmes reliés a l’ennui ou au défi que représente « l’écriture sur commande » et les « deadline » en tous genres:
Daniel: Hey – you ever get into working when you were young?
Miyagi: Huh – plenty.
Daniel: Yeah, but it wasn’t like the kind of work I have, right?
Miyagi: Why? Working working. Same same.
Daniel: Yeah, but you knew how to write, right ?
Miyagi: Someone always know more.
Daniel: You mean there were times when you were scared to write?
Miyagi: Always scare. Miyagi hate working.
Daniel: Yeah, but you like to write.
Miyagi: So?
Daniel: So, writing’s like working. You write to pay your bills.
Miyagi: That what you think?
Daniel: [pondering] No.
Miyagi: Then why are you writing?
Daniel: [thinks] So I don’t have to write but I do need to work.
Miyagi: [laughs] Miyagi have hope for you.
Cela dit, pour les nostalgiques du « bon vieux temps », je vous recommande « Wax On, F*ck Off with Ralph Macchio » sur Youtube. Si jamais vous avez l’impression de vivre une vie plate, cette fausse bande-annonce concernant le comeback du karaté kid dans le star system est très drôle.
Cela dit, passez de bonnes vacances en solo et en famille, monsieur Proulx ! Et ce, même si certaines pauses sont plus épuisantes que le travail que l’on fait, il s’agit d’une « bonne fatigue », comme on dit…)
Hmmm…Intéressant. Dans le fond, c’est toujours une question de balance, d’homéostasie. L’éclectisme et le changement sont à recommander, mais toujours en bonne dose sinon ils auront les même conséquences nuisibles que la routine! Comme toute condition psychologique, les extrêmes sont généralement à éviter : on enferme un être humain dans une boîte noire isolée pendant des semaines, cet individu finira par avoir des hallucinations visuelles ou auditives afin de compenser le manque de stimulation. À l’inverse, on met ce même individu dans une situation de surstimulation (ex. : guerre, drogues dures, etc.) et son cerveau risque de «pèter une coche» en empruntant quelconque exutoire… Bref, quand on travaille trop on veut des vacances, mais le jour où on arrête de travailler complètement, l’ennui fini par s’installer si on ne s’occupe pas à quelconque tâche.
Jean-Michel
Montreal Satire . com
«Tout le sérieux de l’humanité- Au prix de la dérision»