Le tube de dentifrice
Angle mort

Le tube de dentifrice

En 1925, l'axe de vente des publicités de Colgate est simplet. C'est un dentifrice en tube "sécuritaire", qui n'égratigne pas les dents et ne contient aucune "substance dangereuse".

Il faut préciser qu'alors, les dentifrices sont le plus souvent des poudres douteuses dans lesquelles on peut trouver de la craie, du savon, des noix d'arec et même du charbon.

Dans les années 50, Colgate introduit dans ses tubes un ingrédient miracle, le Gardol. On le dit révolutionnaire car il enveloppe la dent d'une fine couche invisible, laquelle prévient les caries et la mauvaise haleine.

Colgate surfe sur la vague Gardol jusqu'en 1967.

Cette année-là, l'arrivée du MFP (pour monofluorophosphate de sodium) dans la recette de l'illustre dentifrice relègue le Gardol aux oubliettes. Il s'agit, selon les publicités, du produit le plus efficace jamais conçu pour prévenir la carie.

La concurrence ne reste pas longtemps les doigts dans le nez. Pour avoir l'air original, Crest rebaptise le MFP "Fluoristat".

Puis, quelque part dans les années 80, l'industrie de la pâte à dents se trouve un nouvel ennemi juré: le tartre.

Dans une pub télé de 1988, Colgate engage Pat Morita (M. Miyagi dans Karaté Kid) pour expliquer aux mortels que nous sommes ce qu'est le tartre et comment Colgate s'en débarrasse.

C'est ainsi que mon enfance fut une lutte acharnée contre ces vilains dépôts jaunâtres.

Il a eu ses 15 minutes de gloire, le tartre, jusqu'à ce qu'apparaissent les dentifrices blanchissants.

Décennie 1990. Des nuanciers sur les emballages attestent que tel dentifrice peut faire passer la blancheur des dents de blanc cassé à coquille d'ouf.

Dans un monde obsédé par l'image, le dentifrice blanchissant trouve vite sa clientèle.

Était-il possible d'améliorer un dentifrice déjà sécuritaire, efficace contre la carie, la mauvaise haleine, le tartre… et permettant en plus de blanchir les dents?

Absolument. Il n'y a pas si longtemps, le controversé triclosan (un pesticide chimique) s'est frayé un chemin jusque dans le tube de Colgate Total.

Ce désinfectant promet une protection supplémentaire contre tous les enjeux buccaux énoncés ci-haut. De surcroît, il lutte contre la gingivite. Rien de trop beau pour la classe ouvrière.

Or, l'histoire n'est pas terminée.

Outre son dentifrice à tout faire, Colgate a récemment lancé une brosse à dents. La Colgate 360º.

Le mot "brosse" est réducteur pour cet objet qui n'est rien de moins qu'une merveille de l'ingénierie moderne. Ses soies multifonctions. Son manche nervuré. Ses capuchons polissants. La Colgate 360º nettoie les dents, bien sûr, mais aussi la langue, l'intérieur des joues, les gencives. Parce que c'est là, nous apprend Colgate, que se réfugient 80 % des bactéries.

Voilà où nous en sommes.

Désormais, trois fois par jour (selon les recommandations du dentiste), nous convoquons dans notre bouche des dizaines d'innovations mises au point par autant d'ingénieurs, de chimistes, de scientifiques de toutes les disciplines.

Depuis des années, des générations d'experts se creusent les méninges pour pousser un peu plus haut, un peu plus loin les standards de l'hygiène buccodentaire.

Et ce qui est vrai pour le dentifrice l'est pour à peu près tout ce qui nous entoure. Voilà où je voulais en venir.

L'histoire de n'importe quoi – du dentifrice, de l'agriculture, de la gastronomie – est celle d'une marche ininterrompue vers la complexité.

Tout est sans cesse amélioré. Tous les sujets sont sans cesse approfondis.

Le monde (et j'espère que vous apprécierez ici ma brillante métaphore) est un tube de dentifrice. Et la main qui l'écrase, c'est la créativité.

Oui, la créativité. Cette qualité exclusive à l'homme. On peut d'ailleurs se demander si un jour elle se tarira.

Justement, le mois dernier, le magazine Newsweek présentait en couverture un reportage-choc: la créativité serait en crise au pays de l'Oncle Sam.

Pour la première fois depuis qu'on la mesure chez les jeunes, les résultats accusent une baisse. Les enfants de moins de 12 ans seraient les plus touchés.

On ignore encore pourquoi la jeune génération est moins créative que les précédentes. La télévision et les jeux vidéo sont déjà pointés du doigt. Peut-être.

Il reste que ce déclin de la créativité est préoccupant.

Dans l'avenir, il en faudra des idées neuves pour améliorer un dentifrice qui stérilise déjà l'intérieur de la bouche.

Et j'ai comme l'impression que ce ne sera pas le problème le plus complexe à régler.