Le droit de polluer la vue
Angle mort

Le droit de polluer la vue

Enfin! Une occasion d'utiliser le mot "anticonstitutionnellement"! Le mot le plus long du dictionnaire. C'est du sérieux.

Ainsi, ce serait anticonstitutionnellement que le conseil d'arrondissement du Plateau-Mont-Royal s'apprêterait à interdire les panneaux publicitaires géants.

C'est Me Julius Grey, avocat célèbre, qui le dit.

"Pouvoir afficher ses messages gratuitement dans la communauté est un droit fondamental, précise-t-il au bout du fil. Une administration municipale ne peut pas entraver la liberté d'expression."

Me Grey a même une cause gagnante sous le bras pour appuyer son propos: celle qu'il vient de remporter pour son client Jaggi Singh, anarchiste célèbre.

Les faits remontent à l'an 2000. La Ville collait alors une amende à Singh pour avoir illégalement placardé une affiche faisant la promotion du Salon du livre anarchiste.

Selon l'article 469 du règlement d'urbanisme de la Ville, "il est interdit d'inscrire un message, de coller ou d'agrafer une affiche ailleurs que sur une surface prévue à cette fin". Dans le cas présent, on parle des palissades autour des chantiers de construction et des babillards publics.

Selon Julius Grey, ce règlement irait à l'encontre de la Charte des droits et libertés, enchâssée dans la Constitution canadienne. Rien de moins.

La Cour d'appel du Québec a retenu l'argument et, en juillet dernier, après une décennie de démarches judiciaires, elle acquittait Jaggi Singh. Le jugement a aussi invalidé l'odieux article 469.

La Cour a reconnu que Jaggi Singh jouissait du droit fondamental d'utiliser l'espace public pour promouvoir le Salon du livre anarchiste.

Et, selon Me Grey, ce qui vaut pour M. Singh vaut pour d'autres.

Le spécialiste de l'électroménager jouirait donc, lui aussi, du droit fondamental d'utiliser des panneaux publicitaires de 10 pieds par 20 pieds pour promouvoir ses cuisinières encastrées à prix coupés.

Je suis loin d'être un expert en droit constitutionnel, mais je perçois une légère différence entre les affiches photocopiées d'un groupuscule communautaire et les placards démesurés en quatre couleurs process plantés le long des rues.

Les élus du parti écolo Projet Montréal, qui contrôlent le conseil d'arrondissement du Plateau-Mont-Royal, pensent malgré tout qu'ils sont en droit d'interdire les panneaux géants sur leur territoire.

Le règlement qu'ils comptent adopter en novembre concerne 45 panneaux coupables de pollution visuelle.

Alexander Norris est le responsable de cette initiative.

On le connaît surtout comme étant le conseiller qui ne voulait pas porter de cravate au conseil municipal. Un dossier chaud de l'été.

Aujourd'hui, son futur règlement antipub attire les railleries de l'administration Tremblay, qui semble vouloir faire passer les membres de Projet Montréal pour de ridicules utopistes.

Pourtant, M. Norris et ses compatriotes de Projet Montréal ne font que réaliser une promesse électorale pour laquelle ils ont été élus. J'imagine que c'est trop excentrique pour l'équipe du maire Tremblay.

Bref.

Joint au téléphone, Alexander Norris invoque l'amélioration de la qualité de vie dans l'arrondissement. "Ce sont des panneaux qui sont destinés aux automobilistes, qui font du Plateau un lieu de transit", dit-il.

Il refuse de voir dans son règlement une entrave à la liberté d'expression. "L'argument concernant la liberté d'expression ne tient pas la route, car jamais les entreprises n'ont-elles autant eu de moyens de faire passer leurs messages."

En effet. Si le spécialiste de l'électroménager n'a plus de panneaux géants à sa disposition, il lui restera toujours la pub sur le flanc des autobus, dans les stations et les wagons de métro, sur les points d'ancrage du Bixi, sur les supports à vélos et maintenant, grâce à l'administration Tremblay, sur les toits des taxis.

Néanmoins, si les panneaux monstres deviennent persona non grata sur le Plateau, il est à prévoir que les entreprises d'affichage concernées porteront l'affaire devant les tribunaux.

Et mon petit doigt me dit qu'ils brandiront la Charte des droits et libertés pour défendre leur droit fondamental de polluer le paysage. Peut-être donneront-ils dans l'"anticonstitutionnellement". Peut-être même iront-ils jusqu'à se référer à la cause Jaggi Singh c. La Reine.

Et c'est ainsi que le combat pour la liberté d'expression d'un anarchiste célèbre pourrait donner des munitions aux "corporatistes" et à leur "propagande capitaliste".

Quelle belle ironie ce serait.