Angle mort

Ma (grosse) cabane au Canada

D'un océan à l'autre, c'est au Québec qu'on a le plus la folie des grandeurs. Selon un sondage mené pour TD Canada Trust, 55 % des Québécois déjà propriétaires rêvent d'une maison plus grande. Comme dirait l'autre: Think big, sti!

La Révolution tranquille a fait perdre aux Canayens français leur mentalité du "né pour un petit pain". Ce sondage nous en fournit une jolie démonstration. Désormais, la réussite sociale se mesure en pieds carrés.

Remarquez, la mégalomanie domiciliaire n'est tout de même pas une tendance propre au Québec.

Aux États-Unis, la superficie des maisons a plus que doublé depuis les années 50. En 2006, la taille moyenne des nouvelles maisons était de 2349 pieds carrés. En revanche, la moyenne du nombre de personnes résidant sous un même toit a chuté au cours des dernières décennies, passant de 3,7 à 2,6 personnes par unité d'habitation.

En bref, on est moins dans plus grand.

Cette enflure a un prix environnemental. Prenons la belle maison-monstre de 4000 pieds carrés. La construire aura exigé la coupe de 204 arbres et, tout au long de son existence, elle consommera deux fois plus d'énergie qu'un bungalow.

On peut visiter l'obésité résidentielle dans ses formes les plus morbides aux Domaines de la Rive-Sud, à Brossard, tout juste à côté du Quartier Dix30.

Ce bourg d'énormités est sis dans un cadre bucolique, à deux pas d'une autoroute et d'un centre commercial en papier mâché. Le rêve.

Là-bas, c'est le festival de la baraque aux trois portes de garage, du simili-palais pour néo-riches. C'est le royaume du tape-à-l'oil, là où les résidences échouent dans leur tentative d'imiter le style victorien en se parant de tourelles et de hautes fenestrations… parce que "ça fait château".

À chaque instant, on s'attend à voir Elvis Gratton sortir d'un de ces McManoirs.

Pour Denis Proulx, urbaniste et professeur à l'UQAM, rencontré il y a quelque temps, ces maisons répondent d'abord à un besoin de flasher. "La clientèle qui achète ces résidences provient principalement de la nouvelle bourgeoisie issue du monde de la business, dit-il. C'est une clientèle grégaire qui se regroupe dans des ensembles à environnement contrôlé afin de pouvoir afficher son succès. On la retrouve donc en banlieue cossue, implantée sur de relativement petits terrains où "qui se ressemble s'assemble". C'est ainsi que la réussite se calcule au nombre de portes de garage, par la taille et l'extravagance de la porte d'entrée et le coût des revêtements architecturaux."

Ces maisons-là ne sont donc pas spécifiquement conçues pour héberger des familles de dix. Eh non.

En fait, elles servent à loger des joueurs de hockey célibataires, des gens d'affaires et des retraités assis sur leurs gros REER.

Ces maisons-là s'adressent à une clientèle qui a décidé qu'elle avait les moyens de prendre de la place.

Nulle part aux Domaines de la Rive-Sud ne voit-on une réflexion sur ce que devrait être un quartier résidentiel en 2010. On y voit surtout de l'abus, de l'exagération, du gaspillage. Le tout dans un "cadre champêtre" exceptionnel.

Voilà maintenant plusieurs décennies que les urbanistes cherchent à augmenter la densité des quartiers. C'est logique: on veut loger plus de gens sur de moins grandes superficies afin de maximiser l'efficacité des transports. "Avec des quartiers comme celui à Brossard, dit Denis Proulx, on remplit des trous en banlieue et les autres personnes sont forcées d'aller s'installer plus loin, dans la troisième et même la quatrième couronne."

C'est une conséquence directe des maisons de plus en plus grandes: elles amplifient l'étalement urbain.

Je ne suis pas en train de dire que l'on devrait tous vivre dans des coquerons, entassés les uns sur les autres. Seulement, cet amour pour les grosses cabanes est une dangereuse tendance. La folie des grandeurs ne pourra pas continuer très longtemps.

Toujours selon le sondage de TD Canada Trust, les Québécois sont aussi ceux, parmi tous les Canadiens, qui sont le plus portés à contracter le prêt hypothécaire maximal que la banque est prête à leur consentir. Pour acheter plus grand, bien sûr.

Jusqu'ici, ça va. Mais le jour où le prix de l'essence et celui de l'énergie augmenteront (et ils augmenteront), on se retrouvera avec une quantité de gens coincés dans des châteaux trop loin des services et trop grands pour leurs moyens. On fera quoi de tous ces manoirs en fausses pierres des champs?

La Révolution tranquille nous a appris à voir grand. Trop, même…

Peut-être aurions-nous besoin d'une autre révolution pour revenir sur terre. Et en ce qui concerne l'occupation de l'espace, on pourrait remplacer la mégalomanie par quelque chose comme le simple bon sens.