La main de l'homme
Angle mort

La main de l’homme

C'est une chose sur laquelle je reste discret, mais sachez que je suis un peu mécène. Un peu beaucoup, en fait.

Depuis un an, une part considérable des revenus que je gagne à la sueur de mon clavier sert à soutenir le travail des artistes de la rénovation résidentielle.

J'ai commandé à un maçon une ouvre originale intitulée "Rejointage des briques et remplacement de trois allèges". 9000 $. Un artiste couvreur a refait mon toit, un ouvrage de 8000 $. Pour parvenir à déboucher un drain, j'ai financé les prestations privées de trois plombiers. Et un maître du béton a restauré les cinq marches de mon perron. Une sculpture de 2900 $ que j'honore lorsque je rentre à la maison.

J'apprécie le contact viril avec ces artistes de la truelle et du pipe wrench. Du coup, chaque fois que le nid de vices cachés que j'ai acquis l'an dernier m'en fournit l'occasion, je ne lésine pas sur les dépenses.

À force de côtoyer ces étonnants corps de métiers, j'ai pu constater qu'une chose les unit. L'orgueil.

Cette délicieuse arrogance se manifeste à peu près pareillement chez ceux dont je commandite le travail.

En découvrant ma tuyauterie, le plombier grincera: "Qui c'est que c'est, le cave qui a faite la plomberie icitte?" Au moment de me remettre son estimation, le couvreur sera formel: "Yé fini ton toit, mon chum. Ceuze qui t'ont posé ça ont faite une job de cochon!" Le maçon, quant à lui, aura cet argument béton (!): "Ben sûr que tu vas te trouver un gars qui va te le faire pour 5000 piasses. Pis ça va être tout croche… En tu cas, penses-y."

Il y a des jours où je me dis que je suis né sous une bonne étoile. Oui, car chaque fois que mon index se pose sur le premier nom trouvé dans les Pages jaunes, c'est immanquable: je tombe sur le meilleur en ville.

Je tombe sur le plombier qui répare les bêtises de ses prédécesseurs. Je tombe sur le plus chevronné des électriciens. Je tombe sur le plus habile tireur de joints de sa génération.

Pour avoir autant de bol, c'est sûr, je dois avoir mené une bonne vie.

Cela dit, ces hommes que je finance (car ce sont tous des hommes, étrangement) sont des anachronismes.

Alors que l'économie du savoir valorise surtout l'usage des cerveaux, ces hommes-là usent leurs mains.

Pendant que le monde se dématérialise, que tout se numérise, ces hommes-là désengorgent nos tuyaux, crépissent nos fondations, goudronnent nos entrées de garage.

Ils améliorent, façonnent et réparent le monde réel.

Ils font partie d'une race en voie de disparition. "La culture contemporaine est beaucoup trop tournée vers les emplois de cols blancs", dit Matthew Crawford dans le dernier numéro du magazine L'Actualité. Ce docteur en philosophie politique gagne aujourd'hui sa croûte en réparant des motos. Son livre, Éloge du carburateur, prône la revalorisation des métiers manuels pour sauver l'économie. "Il y a un artisanat de qualité qu'il ne faut pas perdre", dit-il.

Ce sont donc ces savoir-faire précieux que je parraine.

Mais revenons à l'orgueil de l'artisan. L'idée est élaborée dans The Craftsman, un essai de Richard Sennett paru en 2008. Selon lui, l'homme est une créature d'orgueil. On a tous en soi un artisan qui veut célébrer "cette impulsion persistante et fondamentale de l'homme, le désir du travail bien fait".

Or, comment être fier de ses réalisations quand on occupe un poste au titre nébuleux au sein d'une giga-entreprise contrôlée par un conseil d'administration obsédé par les rendements à court terme?

Comment nourrir l'artisan en soi lorsqu'on revient à la maison le soir sans trop savoir ce qu'on a fait, aujourd'hui, pour améliorer le monde?

Qu'on ne s'étonne pas, dans cette économie du savoir, de trouver autant de travailleurs démotivés, stressés. Des candidats à l'épuisement professionnel.

L'autre jour, mon maçon a passé la matinée à flatter le crépi de mon perron. La main de l'homme maniait la truelle selon une technique qu'il perfectionne depuis des années.

Dans son visage, transpirait l'expression de l'artisan ravi, satisfait devant la maturité de son savoir-faire.

Quand il a eu terminé, il a fait quelques pas en arrière pour mieux contempler son ouvre. Je l'ai rejoint.

J'ai alors pu constater l'orgueil de l'artisan à son zénith. Les mains sales d'avoir tant flatté. Le dos courbaturé d'être resté penché toutes ces heures. Mais le visage serein.

Par pudeur, je n'ai pas osé le lui demander, mais je suis convaincu que cette seconde de bonheur après l'accomplissement est le plus bel instant de sa journée.

Cet instant-là, et celui où je sors mon carnet de chèques.