Le pouvoir de l'illisibilité
Angle mort

Le pouvoir de l’illisibilité

L'homme est prêt à tout pour ne pas passer pour le dernier des cons.

C'est pourquoi l'intello trouvera un texte jargonneux beaucoup plus crédible que le même texte rédigé avec un souci de simplicité.

C'est ce que l'ex-président des Sceptiques du Québec, Philippe Thiriart, nomme "le pouvoir de l'illisibilité".

Dans un article paru dans Québec sceptique (automne 2007), il rapportait les résultats d'une expérience instructive menée dans les années 70.

Un professeur de marketing, J. Scott Armstrong, avait alors demandé à 20 professeurs en administration d'évaluer le prestige de 10 revues académiques. Chacune de celles-ci possédait un degré de lisibilité basé sur le Flesch Reading Ease Test.

Élaboré en 1948 par Rudolf Flesch, cet indice est considéré, dans le genre, comme l'un des plus précis. Il analyse la longueur moyenne des phrases et le nombre moyen de syllabes par mot. Ainsi, un article bourré de grands mots et de phrases à huit volets sera classé "illisible".

Entendons-nous, cet indice ne mesure pas la qualité des idées exprimées. Il indique seulement que tel texte, dans sa forme, est susceptible de semer la confusion dans l'esprit du lecteur.

Toujours est-il que les professeurs recrutés par Armstrong ont déterminé que les revues les plus "prestigieuses" étaient, étrangement, celles qui étaient les plus difficiles à lire.

Puisqu'il demeurait probable que les revues compliquées soient plus brillantes que les "faciles", Armstrong a procédé à un second test.

Il a choisi certains extraits des revues compliquées et les a "simplifiés". Il a découpé les phrases longues en plusieurs phrases courtes. Il a remplacé les termes savants par des équivalents plus accessibles. Il a ensuite demandé à 32 professeurs d'évaluer la qualité de ces extraits vulgarisés.

Vous devinez la suite? "À nouveau, [les professeurs] valorisèrent les versions difficiles par rapport aux versions faciles", écrit Philippe Thiriart. "À leurs yeux, si un texte est facile à lire, il n'est pas vraiment de niveau universitaire."

Or, les idées étaient exactement les mêmes.

Pris au jeu de la mystification intellectuelle, ces professeurs ont jugé qu'un texte moins lisible était plus "intelligent" qu'un texte facile à lire.

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Si vous souhaitez gagner en crédibilité auprès d'un groupe d'experts, obscurcissez vos communications. Ne faites surtout pas l'effort de vulgariser, on ne vous prendra pas au sérieux.

Dans le domaine des idées, plusieurs "figures totémiques" sont ainsi parvenues à s'imposer auprès de leurs semblables grâce à des logorrhées textuelles. "Parmi ces figures totémiques, écrit Thiriart, on peut mentionner Karl Marx, Sigmund Freud ou Claude Lévi-Strauss, qui ont été suivis par bien des disciples même si leurs théories manquaient nettement d'efficacité pragmatique."

Il y aurait une explication psychosociale à tout ceci. Lorsque l'homme est en groupe, il préférerait faire semblant de comprendre au lieu de passer pour un imbécile.

"Des gens bien intelligents et bien éduqués peuvent se laisser mystifier ou se mystifier eux-mêmes, si cette mystification semble leur apporter un avantage psychosocial", écrit Philippe Thiriart.

Ma fille d'un an fait pareil.

À son âge, elle ne comprend pas grand-chose de ce qu'on se raconte, sa mère et moi, à l'heure du souper. Malgré tout, si elle nous voit éclater de rire pour une blague quelconque, c'est immanquable, elle rira elle aussi.

Elle ne rit manifestement pas parce qu'elle est parvenue à saisir la blague. Elle sait à peine prononcer trois mots.

Du haut de sa chaise haute, elle rit parce que ses parents rient. Elle rit pour faire partie du groupe. Elle rit pour rien, de peur d'être frappée d'ostracisme.

Elle rit pour ne pas passer pour la dernière des connes devant ceux qu'elle estime le plus au monde.

À un an, c'est mignon.

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Récemment, la firme Influence Communication a lancé Scolarius [www.scolarius.com], un outil en ligne qui analyse la lisibilité des textes. Inspiré des multiples recherches dans le domaine, Scolarius calcule la longueur des mots et des phrases pour attribuer aux textes un certain degré de lisibilité.

Les textes simples sont classés comme étant de niveau de scolarité "primaire" ou "secondaire". C'est le cas de cette chronique.

En revanche, les articles de Louis-Gilles Francour, dans Le Devoir, sont de niveau "initié". Il est d'ailleurs le seul chroniqueur québécois à atteindre ce degré d'illisibilité.

La semaine dernière, Pierre Foglia s'est moqué de ce genre de tests à la noix, basés sur des calculs mathématiques. Vrai que la lisibilité n'est qu'un indicateur (imparfait) parmi tant d'autres.

Mais il n'est certainement pas insignifiant. Surtout lorsqu'on sait qu'en "écrivant compliqué", on a plus de chances d'être pris au sérieux…