Le déclin de la curiosité
J'avais un prof de français, M. Lagrandeur, qui était parvenu à faire de l'enrichissement de notre vocabulaire une vraie compétition sportive.
Tout passait par des exercices à faire à la maison. C'était, par exemple, une feuille sur laquelle on trouvait 50 expressions françaises à compléter.
Il y en avait des faciles, comme "Se fendre le ___ en quatre". D'autres étaient du domaine de la colle, comme "Parler français comme une _____ espagnole".
L'exercice ne "comptait pas pour le bulletin". C'était bien pire. Au cours suivant, M. Lagrandeur allait nommer (devant toute la classe) les vainqueurs et les perdants.
C'était donc à qui compléterait le plus d'expressions.
Si on pouvait toujours puiser dans notre maigre culture générale d'ados pour savoir que c'est le "cul" qu'on se fend en quatre, les colles sollicitaient nos bras plus que notre tête.
C'est en fouillant dans un dictionnaire, non pas à la définition du mot "français", mais bien à la fin d'"espagnol", qu'on trouverait que "Parler français comme une vache espagnole" signifie parler très mal.
J'adorais ces compétitions. Sans doute parce que c'était le seul sport dans lequel j'excellais.
Aujourd'hui, je reconnais l'incroyable valeur pédagogique de ces olympiades du français.
Les exercices de M. Lagrandeur nous forçaient à plonger dans les tripes du vieux Larousse. C'est en bataillant avec le gros volume qu'on découvrait à quel animal fait référence le mot "goupil", ou trois noms d'oiseaux commençant par "ma".
Or, plus le travail de recherche avait été ardu, plus la satisfaction était grande lorsqu'enfin on trouvait la réponse.
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À l'ère du Web, les colles du prof Lagrandeur ne donneraient de fil à retordre à personne.
Il n'y a plus qu'à taper "Parler français comme…" dans Google pour voir apparaître, en 0,12 seconde, la fameuse vache espagnole.
C'est une évolution, oui. La connaissance au bout des doigts, l'accès universel au savoir, et tout ça… mais j'ai l'impression que ce qu'on a gagné en rapidité, on l'a perdu en curiosité.
Je m'explique.
Au temps où le savoir dormait dans des livres, acquérir une connaissance nouvelle nécessitait un investissement physique.
Il fallait saisir un lourd bouquin, consulter un index, gober des paragraphes. Et si l'interrogation était un tant soit peu pointue, rarement la réponse se trouvait-elle dans un seul livre, atlas, encyclopédie, bottin.
Du coup, la recherche devenait quelque chose comme une aventure. Une intrigue. Va-t-on trouver? Va-t-on abandonner?
Et lorsqu'on parvenait à mettre le doigt sur le Graal, quelle fierté!
Quand on a investi les mains et la tête dans l'excavation documentaire, on en émerge grisé.
La valeur de l'information se mesure alors aux efforts qui ont été déployés pour la trouver.
Du coup, on lie "curiosité" à "accomplissement personnel". Exercer sa curiosité, c'est partir en expédition et revenir moins con.
C'est peut-être ce qu'on a perdu avec Google.
Lorsqu'il ne suffit que de quelques secondes pour trouver le principal produit d'exportation du Burkina Faso (l'or), quelle valeur accorde-t-on à cette information?
Aucune.
C'est une donnée banale. Une information parmi un milliard d'autres, à portée de clic.
Il y a 20 ans, il m'aurait au moins fallu consulter l'édition la plus récente de L'état du monde pour trouver cette réponse. Oui, car une édition vieille de quelques années m'aurait plutôt appris que le Burkina Faso est principalement un exportateur de coton. Faux.
Au terme de mes recherches, la réponse serait restée gravée dans ma mémoire. Avec le Web, je risque de l'oublier très vite.
À quoi bon la retenir, de toute façon? Si je l'oublie, je pourrai toujours compter sur Google pour me rafraîchir la mémoire.
L'expérience est un facteur majeur dans l'acquisition des connaissances. C'est ce que stimulaient jadis les exercices de M. Lagrandeur.
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Je ne suis pas à ce point pessimiste pour penser que les réponses instantanées fournies par le Web tueront, purement et simplement, la curiosité.
On se plaira encore à fouiller, à bûcher fort (sur le Web ou ailleurs) pour acquérir des connaissances poussées… liées à notre domaine professionnel.
Mais pour tout le reste? Qu'en est-il de ces petites curiosités qui surgissent à un moment ou à un autre de l'existence?
Une fois que Google y aura répondu sans qu'on se soit fendu le cul en quatre, qu'est-ce qui restera collé au fond de la boîte crânienne?
Chose vite apprise, vite oubliée.
Or, les petites curiosités forment un gros morceau de ce qu'on nomme la culture générale.
Dans un monde où l'exercice quotidien de la curiosité ne donne pas lieu à d'intenses intrigues, de quoi sera faite la culture générale des prochaines générations?
Je sais pas. Avant tu trouvais juste la vache espagnole.
Maintenant tu trouve la vache espagnole. Tu cliques sur espagnole. Tu cliques sur Charles V. Tu cliques sur le Saint Empire Romain. Tu cliques sur l’Ordre Teutonique. Tu cliques sur la bataille de Novgorod. Tu cliques sur Alexndre Nevsky. Tu clique sur Sergei Eisenstein. Tu cliques sur Hollywood. Tu cliques sur les remakes de films Européens. Tu cliques sur le cinéma Français. Tu cliques sur Fernandel. Tu cliques sur La Vache et le Prisonnier. Tu cliques sur la Vache. Espagnole.
Les discussions de salon ne sont plus les mêmes non plus. Pus moyen de s’obstiner sur l’année de sortie et le line-up de tel album des Cure ou de tel film de Tony Scott. Avec google, tout ça est réglé en 0,12 secondes comme vous dites.
Bonjour, Steve Proulx!
Au risque de passer pour un snobinard prétentieux et méprisant (on me l’a déjà dit), je soulignerai que je pense que le passage des collèges classiques aux cégeps a été chose souhaitable. En effet, il fallait ouvrir toutes grandes les portes du système scolaire.
Mais ayant fait mon cours classique, ayant enseigné dans un collège classique et ayant enseigné pendant quelques décennies dans un cégep, je prétends depuis longtemps qu’on a un peu jeté le bébé avec l’eau du bain.
Je pense qu’on n’a pas tout à fait conservé ce qu’il y avait de mieux dans les collèges classiques. Je pense par exemple à une radicale valorisation de la culture générale et de la recherche. Heureusement on a aussi jeté le pire: de très nombreux cours de religion faisant de la propagande fanatique pour une seule religion: «hors de l’Église catholique il n’y a pas de salut possible (!)».
Mais si je pense au grec et au latin je pense que ces matières auraient pu être proposées (et non pas imposées) aux cégépiens le désirant. Personnellement, vieux snob que je suis, j’ai profondément apprécié l’apprentissage de ces langues pleines de vie et dites mortes. Et au fil des ans de nombreux étudiants du cégep m’ont dit qu’ils auraient aimé suivre des cours de grec ou de latin.
Comme vous, Steve Proulx, j’aime voyager dans les livres mais il y a des moments où Google vient remplir des trous dans ma mémoire vacillante.
Mais un des défauts de certains Québécois, c’est qu’ils voient du snobisme et du «pétage de bretelles» dès qu’une personne manifeste un certain degré de culture. Certains voient facilement du snobisme partout, sauf dans la médiocrité populiste.
J’ai bien apprécié cette réflexion!
JSB
Le déclin de la curiosité ? Ce n’est pas mon cas. Je suis plus curieuse que jamais, grâce à internet. Il est exact que de connaître un mot manquant dans une expression telle que « parler comme une vache _______ » devient un jeu d’enfant, même pour un allophone ! Pourtant, j’y vois un avantage : trouver des réponses à une foule de questions que nous nous posons ou nous informer sur un sujet de l’heure. Pourquoi le fait de se déplacer pour trouver des documents donnerait-il plus de valeurs à nos recherches ? En quoi la curiosité serait-elle moindre en utilisant Google plutôt qu’un dictionnaire ou une encyclopédie ? La vitesse d’exécution grâce à cette technologie laisse plus de temps pour connaître davantage en moins de temps. La façon d’apprendre a changé ; même si je suis née dans les années 50, que j’ai connu de très près le Larousse, je ne m’en ennuie pas aujourd’hui, mais pas du tout.
Google donne une réponse de type Formule 1, mais pour l’inspiration on repassera. Il est évident que ce qui finira par faire défaut dans notre société ultra technologique c’est la présence des mentors; n’importe quel demeuré aura l’air d’un génie avec son Ipad 25, tout comme mon livreur de pizza chauve à la boucle d’oreille et l’oreillette bluetooth a l’air d’un cyborg…
Mais qu’est-ce qui vous dérange dans tout ça? Vous semblez nostalgique d’une époque révolue où il fallait fouiller dans les coins obscurs d’une bibliothèque pour y sortir un vieux receuil d’expressions françaises. Est-ce que l’action de chercher est valorisante en soi? N’est-ce pas plutôt l’information elle même et ce qu’on en fait qui compte?
Je ne vois pas quel mérite additionnel revient à celui qui a trouvé la vache espagnole dans le dictionnaire en 30 secondes au lieu de 0.12 sur Google. La facilité d’accès à l’information permet de nous concentrer sur son bon usage, c’est ce qui compte!
Est-ce que la démocratisation de l’information irrite ceux qui autrefois savaient où la trouver?
Ohlala, même si je comprends très bien le fond de cet article, je ne suis pas d’accord avec lui.
Voyez-vous, je suis née dans une famille très pauvre, qui m’a envoyée dans une école très pauvre, avec peu de manuels scolaire et peu de dictionnaires. Pourtant, j’ai un baccalauréat dans un domaine demandant beaucoup de culture générale. Comment j’ai fait pour tromper toutes les statistiques comme cela? Voici ma réponse : j’ai développé ma curiosité par le biais d’internet! Sur le vieil ordinateur familial, démodé, non performant, je me suis instruite. La connaissance était au bout de mes doigts, devant mes yeux, dans le salon éclairé par une unique lampe. J’ai découvert Baudelaire à 14 ans, l’Histoire de l’Europe à 15, la politique québécoise à 17, Orson Welles à 20, le chat de Schrödinger à 22, et Schopenhauer à 23. J’ai développé mes aptitudes à l’écriture sur un blogue, à l’adolescence. Lorsque j’ai envie de savoir quelle nouvelle exposition il y aura au musée de ma ville, je vais sur le net. La DÉMOCRATISATION DU SAVOIR, voilà ce que m’a apporté l’internet et les moteurs de recherche. C’est ainsi que j’ai découvert que j’étais non seulement une intellectuelle, mais également une artiste, une philosophe, une cinéphile, une mélomane, une humaniste, mais surtout, une littéraire. Peu importe ce qu’en dit le Bouddha, ma curiosité ne connaît pas la finitude.
Internet a toujours eu mauvaise presse au Québec. Les gens le CRAIGNENT. Pourtant, internet ouvre sur le monde.
Je soupçonne fortement que les élites en aient peur pour la simple et bonne raison que le savoir ne leur est plus réservé. Je suis l’exemple même que les castes sociales se brisent avec un peu de pouvoir. Car la connaissance, c’est le pouvoir, pour paraphraser un certain Francis Bacon – dont une recherche sur internet permet de le situer dans le temps et l’espace. Et peut donc donner envie d’aller voir plus loin par la suite.
Et puis, si des gens acquièrent des connaissances pour la profession seulement, ce n’est pas la faute d’internet, mais bien du système sociétale, qui, justement, n’encourage pas la curiosité, qui n’est pas un moyen de production nécessaire à l’économie, selon leur mentalité. Bien sûr, c’est faux, mais cela reste une autre histoire…
Bref, internent m’a ouvert sur tous les champs de connaissances possibles, et m’a permis de développer ma curiosité au point de me pousser à faire des études supérieures, non pas pour un boulot, mais pour le savoir que cela m’apporterait! Je suis sortie du « ghetto ». N’est-ce pas magnifique?
Juste un mot pour abonder dans le sens de plusieurs autres commentaires ici. J’ai beau être une férue de littérature et avoir aimé me perdre dans le dictionnaire quand j’étais au primaire, j’ai adopté Internet (et tous les catalogues de bibliothèques en réseau) avec joie.
Tout le temps gagné à fouiller partout, je peux le consacrer à pousser la curiosité toujours plus loin, à fouiller de lien en lien.
Et puis, sortir des sentiers battus de la toile, ça demande aussi des efforts. On peut très bien adapter le jeu de votre prof, là.
Bref, pour moi, au contraire, Internet aiguillonne la curiosité.