Angle mort

Éloge de la densité

On a fini par l'utiliser pour n'importe quel bed & breakfast, mais à l'origine, le mot "pittoresque" signifiait "qui mérite d'être peint".

Pour se qualifier ainsi, un paysage doit avoir assez de panache pour qu'un artiste daigne y consacrer de son temps, de son talent (ainsi que le coût d'une toile et d'un peu de peinture). Du coup, on en élimine plusieurs.

Toujours est-il que je reviens de France. J'ai vu le vieil Annecy et le vieux Lyon. Et Chamonix. Et de pittoresques villages savoyards dont j'ai oublié les noms. Avoir eu des pinceaux et un chevalet sous la main, j'aurais fait des dégâts.

Pour la forme, j'ai rapporté des photos, bien qu'il n'y ait rien de pire qu'un Nikon D60 (malgré ses 10,2 millions de pixels) pour ruiner une vue imprenable. Saisir le pittoresque n'a rien à voir avec une bonne résolution d'image.

Tant qu'à passer du temps en France, j'en ai profité pour revoir Paris.

Marcher dans la Ville lumière, c'est se remplir les yeux de mille ans d'Histoire.

Je logeais dans un studio au troisième étage d'un immeuble aussi vieux que la ville de Québec, à côté d'une célèbre cathédrale que Plamondon a transformée en comédie musicale, et non loin d'une moins célèbre église millénaire dont j'ai, aussi, oublié le nom.

Le moindre coin de rue de Paris mériterait d'être peint.

Cela dit, après 12 jours, j'avais tout de même un peu hâte de rentrer.

J'ignore si c'est ce qu'on nomme le mal du pays, mais passé l'émerveillement, le Canadien que je suis a commencé à se sentir à l'étroit dans cet Hexagone.

C'est une bête question de densité.

Pour un Montréalais accoutumé à une densité pépère de 4587 habitants au kilomètre carré, tomber dans une ville de 20 980 habitants/km2 est un choc.

Paris est la 6e ville la plus densément peuplée au monde, tout juste après Mumbai.

Comme l'espace est un luxe, tout est de taille réduite: les rues, les trottoirs, les chambres d'hôtel, les paniers d'épicerie, les cafés.

Habitué à un environnement spatial moins encombré, j'ai passé deux semaines à marcher sur les pieds de tout le monde, à me cogner partout, à jouer à Tetris pour caser nos bagages nord-américains dans le coffre de notre Renault de location, à m'entasser avec ma blonde et ma fille dans des ascenseurs grands comme ma main.

Le format de la France ne convenait tout simplement pas à mes normes canadiennes.

Je viens d'un pays vaste et vide que l'on fait semblant d'occuper en gonflant les dimensions de tout. La taille des maisons, la largeur des rues, la superficie des Loblaws et des Walmart.

Forcément, j'ai fini par voir le monde avec une plus grande profondeur de champ, d'où cette petite claustrophobie en débarquant dans une ville quatre fois plus dense que la mienne.

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L'effet de la densité dans l'évolution des sociétés est un sujet fascinant.

À force de vivre collés, les Japonais sont devenus les champions de la politesse. Bon, ce n'est pas ce qu'on retient des Français…

En revanche, nos cousins sont soucieux de préserver la beauté de leurs paysages. Car lorsqu'on est 62 millions à se partager un territoire trois fois moins vaste que le Québec, on a moins de panoramas à abandonner aux laideurs de la modernité.

Prenons la pub. Aucun panneau-réclame géant en bordure des autoroutes ne vous empêchera d'admirer les Alpes françaises.

On trouve des affiches publicitaires dans Paris, mais ce n'est rien à côté de l'orgie du centre-ville de Montréal.

Tenez, il y a quelques années, des entreprises ont osé coller leurs promos sur les Vélib', l'équivalent parisien du Bixi. La Mairie, qui interdit l'usage des vélos comme supports publicitaires, les a rapidement rappelées à l'ordre. Chez nous, le Bixi "innovera" cet été en se parant les roues de commandites. Un autre mobilier urbain gâché par la pub.

Voilà sans doute un aspect positif de la densité. Quand l'espace est rare, on le bichonne. Là-dessus, on a beaucoup à apprendre des Français.

La France est hautement plus pittoresque que le Québec. C'est parce que nos cousins sont jaloux de leur territoire. Ils souhaitent vivre dans un cadre qui mériterait d'être peint et prennent les moyens pour y arriver.

Nous n'avons pas cette sensibilité. Ici, on se permet de "scraper" nos paysages (urbains ou ruraux) au nom de n'importe quel impératif industriel ou commercial.

C'est grand, le Québec. Or, on fait avec notre espace ce qu'on fait avec notre eau. Un vrai gaspillage.