Angle mort

Cette foutue objectivité

Il y a cinq ans, l'Association des journalistes indépendants du Québec invitait Gil Courtemanche à prononcer le discours de clôture de son congrès annuel.

On s'attendait sûrement à ce qu'il enchante l'assistance avec quelques sagesses mûries à propos du métier qu'il pratique depuis la préhistoire.

Mais c'était Gil Courtemanche. Et avec la joie de vivre qu'on lui connaît (j'ironise), il a expliqué pourquoi le journalisme actuel l'écourait.

Son allocution portait sur la visite au Canada d'un certain dictateur africain aux mains tachées de sang que des journalistes sérieux avaient tout de même, à l'époque, appelé "Monsieur le président".

"Le journalisme actuel, lorsqu'il parle de politique, contribue à raconter des mensonges, a alors déclaré l'auteur d'Un dimanche à la piscine à Kigali. Que des dictateurs soient nommés "Monsieur le président" par des journalistes, alors qu'ils sont des assassins, c'est une honte. C'est pourquoi je ne ferai plus jamais rien d'autre que de l'humeur et de la fiction."

Quarante ans de journalisme pour en arriver là.

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C'est l'objectivité qui force les "chiens de garde de la démocratie" à rester doux, même envers les salauds. Certains gros mots (qui ont le mérite d'être clairs) sont tout simplement rayés du lexique journalistique.

Des "pourritures" deviennent ainsi des "chefs d'État critiqués par les observateurs de l'ONU", par exemple.

Orwell, dans son roman 1984, avait inventé la novlangue, une nouvelle langue (la seule autorisée) dans laquelle Big Brother proscrivait certains mots. De cette façon, en rétrécissant l'étendue du vocabulaire disponible pour exprimer des idées, on pouvait mieux "restreindre l'éventail de la pensée".

Sous prétexte d'objectivité, le genre journalistique a depuis longtemps mis à l'index un paquet de mots.

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Kai Nagata est un nom qui ne vous dit sans doute absolument rien.

Jusqu'à récemment, ce jeune journaliste de 24 ans couvrait le feuilleton de l'Assemblée nationale pour le réseau de télévision CTV. Il vient de démissionner.

Un type qui quitte son emploi: on s'en fout. Sauf que Kai Nagata a jugé bon de détailler les raisons de son départ dans un long texte publié sur le Web (et abondamment twitté par les collègues journalistes).

Kai Nagata n'a pas eu besoin de quarante ans de carrière pour arriver au même constat que Gil Courtemanche.

En fait, il a réalisé qu'au moment de signer son contrat d'embauche avec CTV, il avait renoncé à l'article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne, à savoir sa liberté d'expression, sa liberté d'opinion.

Bon, ce n'était sans doute pas les mots utilisés. Mais c'était bien ce que cela signifiait. Une fois que tu deviens journaliste, on ne veut plus t'entendre exprimer tes propres idées sur quelque tribune que ce soit.

"I want my opinions back!" a donc lancé Kai Nagata dans sa lettre d'au revoir à la profession journalistique.

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L'objectivité est née lorsque le journalisme est devenu un boulot professionnel, et les médias, des entreprises comme les autres.

On a alors jugé que le meilleur moyen d'assurer une information fiable et crédible était d'adopter la neutralité vis-à-vis de celle-ci.

Les polémistes qui peuplaient les salles de rédaction à l'époque des journaux d'opinion (voilà plus d'un siècle) ont donc été remplacés par de fiers ouvriers de l'information. Les défenseurs d'idées sont devenus de simples rapporteurs d'angles, de propos, de faits (souvent contradictoires).

Depuis, cette forme de journalisme est devenue synonyme de crédibilité. Les faits (et rien que les faits) seraient l'exclusivité des valeureux journalistes objectifs. Les donneurs d'opinions, ces grandes gueules biaisées, sont regardés de haut.

Mais à qui profite donc l'objectivité?

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Vous l'avez peut-être remarqué, une certaine droite a décidé de flusher l'objectivité depuis un moment déjà.

Du réseau Fox News aux États-Unis aux radios de Québec, en passant par le show de Mario Dumont à V, on allaite le public aux opinions conservatrices.

"Au Canada, écrit Kai Nagata dans sa lettre, la droite a jeté les gants depuis cinq ans. Avec un gouvernement conservateur majoritaire, elle enfile maintenant le poing américain. Pendant ce temps, la gauche porte des mitaines pour le four. Je ne vois pas de vrais débats au sein des médias, aucun choc des idées."

Il n'y en a pas, de choc des idées, car ceux qui interviennent le plus souvent dans la sphère publique (les journalistes) ont choisi par souci d'objectivité de n'être que des "témoins indépendants" qui n'expriment pas leurs opinions.

Du coup, dans le business des idées, la droite occupe toute la patinoire. C'est à elle qu'elle profite, au fond, cette foutue objectivité.