Marie-Hélène Falcon a été chaleureusement applaudie hier lors du dévoilement de la programmation du Festival TransAmériques (FTA). C’est la dernière édition dirigée par la fondatrice avant qu’elle passe le flambeau à son complice Martin Faucher et, modeste, elle a demandé aux festivaliers présents de contenir leur reconnaissance jusqu’à la fin du festival. On se fera sans doute un plaisir de la célébrer comme il se doit au terme de l’événement le 7 juin, car fidèle à son habitude, elle propose une programmation stimulante, vraiment remplie de promesses. Ma collègue Julie Ledoux vous présentait hier la programmation complète. Je vous propose aujourd’hui un parcours commenté.
Le meilleur de la France
On savait depuis le pré-dévoilement de la programmation que la scène française allait être bien représentée au festival, avec Christian Rizzo et sa passionnante danse mi-folklorique mi-contemporaine, avec Julien Gosselin et ses incontournables Particules élémentaires ainsi qu’avec les délirants Antoine Defoort et Halory Goerger qui réinventent le monde et le langage dans Germinal. Surprise: les sympathiques et décalés créateurs franco-belges amènent aussi leur concept de sauna philosophique sur l’Esplanade de la Place des Arts. Dans Les Thermes, le passant est invité à plonger dans une piscine de balles sur lesquelles sont gravées des citations de la pensée stoïcienne et à échanger sur le sens de la vie avec des inconnus, en toute simplicité. Une idée aussi conviviale qu’ambitieuse, tout à fait à l’image de la pensée de ces deux artistes qui se plaisent à flirter avec la naïveté tout en se montrant diablement fûtés. Ils savent mieux que quiconque cultiver le doute, nous forcer à remettre en question nos préjugés et nos présupposés, en proposant de nouveaux paramètres de pensée qui, sous des dehors candides et humoristiques, sont fort vertigineux. Ils vont assurément marquer cette édition du festival.
Une bombe nommée Angelica Liddell
Permettez-moi d’insister un peu sur ce nom. Elle n’est pas connue de ce côté-ci de l’Atlantique, mais cette corrosive actrice espagnole fait de hautes vagues en France depuis que le Festival d’Avignon l’a sortie de l’ombre. Proposant une oeuvre sans compromis, pétrie d’une saisissante colère, elle ne laisse personne indifférent. Son spectacle Todo el cielo sobre la tierra, que j’ai vu l’été dernier, débute par un conte sombre où elle évoque les jeunes victimes d’Anders Breivik lors de la tuerie d’Uotya et il s’achève dans un long et puissant monologue sur une jeunesse confrontée à son inéluctable déclin dans un monde désenchanté où règne, de l’avis pessimiste de Liddell, une inépuisable souffrance. Cette prise de parole enflammée, qu’elle offre à sa manière toute performative (une vraie bête de scène), est notamment marquée par un regard cinglant sur la maternité et la famille, ces intouchables qu’Angelica Liddell n’hésite pas à conspuer. Elle dit tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. Et ça décape. C’est un spectacle un peu bâtard, composé de trois parties qui se répondent mais qui ne dialoguent pas complètement (le deuxième acte est une incursion dans l’univers de la danse sociale à Shanghaï), et la chose est fort déconcertante. Liddell se soucie peu de construire une progression dramatique cohérente: elle bricole un spectacle avec des éléments qui lui paraissent éloquents pour évoquer un monde désespéré. On la suit sans broncher. (J’aurai d’ailleurs le plaisir d’animer un entretien avec elle le 25 mai à 12h30 au QG du festival – je vous y invite).
Hate radio: la troublante fabrication de la haine
Attention: matière explosive. On sait le rôle qu’a joué la Radio-Télévision Libre des Milles Collines dans la propagation de la haine au Rwanda lors du génocide de 1994. Mais peu de gens ont vraiment écouté les bandes-son de cette radio qui fabriquait du racisme et incitait à la torture le sourire aux lèvres, entre deux joyeuses chansons pop. Le metteur en scène suisse Milo Rau, entre théâtre documentaire et théâtre hyperréaliste, reconstitue une émission-type de la RTLMC. Dans une boîte vitrée est reproduit en détails le studio dans lequel les animateurs-vedette lançaient leur sulfureuse parole. N’ayant pas d’autre parti pris que l’observation attentive de la mécanique de l’émission, le spectacle expose crûment la désinvolture et la quasi-joie avec laquelle les animateurs provoquent une montée de la haine, par un troublant aplatissement du vocabulaire meurtrier. Ce fut l’un de mes grands chocs au dernier festival d’Avignon.
Saneh et Mroué frappent encore
En s’intéressant au musèlement de la parole des jeunes dissidents dans les spectacles The pixelated revolution et 33 tours et quelques secondes, les libanais Lina Saneh et Rabih Mroué poursuivent une réflexion sur la révolte de peuples opprimés, dans une ère de télécommunications frénétiques qui propulsent leurs luttes à un autre niveau. Après Photo-romance (notamment présenté à Ottawa en 2012), où ils s’inquiétaient de la disparition de la gauche dans le paysage politique libanais, les voici au cœur du printemps arabe et de ses prolongements virtuels. J’ai bien hâte de voir The pixelated revolution, dans lequel Rabih Mroué décortique les images tournées par les Syriens pour documenter sur Internet la mort des leurs dans le tumulte. Le spectacle va sans aucun doute compléter à merveille 33 tours et quelques secondes, une expérience de théâtre-limite qui m’avait plutôt fasciné quand je l’ai vu en 2012. Sans acteurs, sans la présence des corps et sans affect, un débat social hautement explosif se joue sur scène dans un théâtre d’écrans et de voix qui résonnent dans le combiné du téléphone ou s’expriment sur une page Facebook.
Une solide programmation danse
Il semble que cette année, le FTA se surpasse dans sa programmation danse. En plus des créations québécoises de Daniel Léveillé, Catherine Gaudet, Benoît Lachambre et Paul-André Fortier, on sera nombreux à s’exciter du retour de Meg Stuart qui, comme le disait hier Marie-Hélène Falcon, «ne cesse de se réinventer». Même excitation au sujet de De repente fica tudo preto de gente, du Brésilien Marcelo Evelin, qui provoque une troublante promiscuité entre danseurs et spectateurs, dans et autour d’un ring éclairé aux néons.
Mais la proposition la plus intrigante est sans aucun doute celle du New Yorkais Trajal Harrell. Il était l’an dernier au FTA derrière la création collective Mimosa, un spectacle étrange qui croisait le voguing et les explorations transgenre. Sans doute trop centré sur l’univers du performeur François Chaignaud, la pièce m’avait laissé un peu courroucé mais avait tout de même stimulé ma curiosité. Cette fois, dans Antigone Sr, la personnalité unique de Trajal Harrell s’exprime plus fort et son ballet à la croisée de différents genres, entre chansons pop et parades déglinguées, promet de questionner l’identité selon des perspectives inattendues. «Je pense que ce gars là est un grand innovateur», me disait hier la collègue Fabienne Cabado, notre spécialiste danse. Dans la même lignée, il faudra aussi aller voir le spectacle de Marlene Monteiro Freitas, autre collaboratrice de Trajal Harrell, dont le spectacle Paraiso – Colecçao Privada est, selon Marie-Hélène Falcon, «complètement baroque et surréaliste».
Je n’ai même pas mentionné le spectacle d’ouverture du Vancouvérois Stan Douglas, ni mon bonheur de voir Jérémie Niel déconstruire Phèdre en compagnie de Marie Brassard et Emmanuel Shwartz. Ni le plaisir que ce sera de découvrir le troisième volet de la trilogie identitaire de Mani Soleymanlou. Mais de ces créateurs québécois que vous connaissez bien, nous reparlerons abondamment au fil des prochaines semaines.