Faut-il que l’Espace Go soit plus féministe?
Branle-bas de combat dans le milieu théâtral: la revue Jeu publie ce matin un coup de gueule de l’auteure Annick Lefebvre contre l’Espace GO et sa directrice artistique Ginette Noiseux, qui serait une bien piètre successeure au Théâtre expérimental des femmes duquel a émergé l’institution de la rue St-Laurent. On fait le tour de la question dans cette chronique du vendredi, en plus de revenir sur la semaine théâtrale.
Auteure de la pièce J’accuse, gros succès de la saison dernière au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (et à revoir l’an prochain sur la même scène), Annick Lefebvre n’est pas du genre à mettre des gants blancs. S’inquiétant de l’absence de nouvelles voix féministes sur la scène de Go et désirant y voir des artistes moins « établies » que les Sophie Cadieux et Evelyne de la Chenelière qui y ont été accueillies en résidence ces dernières années, la jeune auteure à la plume acidulée pose de bonnes questions. « Ça remonte à quand, la découverte d’une auteure québécoise à l’écriture singulière et à la voix forte à Espace GO? Ça remonte à quand, à GO, une pièce d’une auteure dont le travail n’a pas déjà été validé par une autre direction artistique? »
Plus loin, elle en rajoute. « Avouons que de t’associer à Sophie Cadieux ou à Evelyne de la Chenelière ne représente pas un très grand risque artistique. […] C’est quand je vois des artistes développer des paroles féministes (ou féminines) fortes et des projets expérimentaux inventifs en dehors du lieu qui persiste à se donner le mandat d’être intéressé à soutenir ce genre d’entreprises que je me dis que GO est en perte de curiosité, d’intégrité et de sens. »
Cette critique, bien que virulente et ici écrite dans une langue frontale (effrontée, diront certains), n’est pas tout à fait neuve. En 2010, il y a 6 ans déjà, alors que l’Espace GO fêtait ses 30 ans en se payant un cahier spécial dans Le Devoir, la comédienne et cofondatrice du Théâtre Expérimental des femmes Pol Pelletier brandissait déjà cette critique et qualifiait de « fraude intellectuelle » cet anniversaire qui, d’après elle, n’en était pas un. «LeThéâtre des femmes est mort en 1990», ajoutait-elle.
Je m’étais à l’époque montré assez sensible à cette parole, malgré l’absence de quelques nuances nécessaires. Comme je le suis aujourd’hui devant certains arguments d’Annick Lefebvre, même s’il me semble qu’elle s’attaque aux mauvaises cibles.
Alors que le féminisme vit un moment particulièrement fertile au Québec en démultipliant les voix et en suivant les mouvements mondiaux de féminisme de troisième et quatrième vague, le théâtre québécois vit aussi un renouveau de théâtre féminin et féministe, peut-être aussi important que la vague des années 80 même s’il n’en est qu’à ses balbutiements. Assez en tout cas pour que la revue Jeu (encore elle) y ait consacré tout un dossier récemment. Il est vrai que GO, qui demeure attaché à une certaine parole féminine, n’a pas particulièrement suivi le train de ce nouveau féminisme très contemporain, morcelé en plusieurs tendances (féminisme queer, post-colonialiste, intersectionnel et j’en passe). Pour voir les incarnations scéniques de cette nouvelle parole féministe, il a fallu aller notamment à La Chapelle voir les spectacles de Marie-Pier Labrecque et Mylène Mackay (Elles XXX et Je te vois me regarder). C’est au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui qu’on a entendu les mots d’Annick Lefebvre elle-même, ou qu’a pris naissance un spectacle inégal de Markita Boies et Lise Roy, des féministes dans la soixantaine celles-là, mais qui tentaient de renouveler leur propre parole féministe. D’autres voix (projets hybris ou Théâtre Acharnée) se font entendre sur d’autres petites scènes, notamment à l’Espace Libre et aux Écuries. Bref, le renouveau féministe au théâtre n’a pas lieu à l’Espace GO, qui se réclame de ce mandat.
Lefebvre cite aussi des auteures féminines dont la parole est forte, même si elle n’est pas étiquettée féministe, et qu’elle ne voit pas non plus s’exprimer sur la scène de GO (Rebecca Deraspe ou Sarah Berthiaume, par exemple). Mais entre cette critique, légitime, et celle voulant que Noiseux ne favorise qu’un « théâtre chic-pop-et-de-bon-goût » et « un théâtre bourgeois-mais-funky-pour-sauver-les-apparences », il y a une grossière exagération.
La vérité est que l’Espace GO, qui demeure à l’affût des écritures contemporaines et qui ne prend jamais son public pour des cons, est encore l’un des théâtres institutionnels les plus pertinents ici-bas et que, non, le théâtre qu’on y fait n’est pas simplement bourgeois-pop. Allumée par les écritures contemporaines européennes, notamment celles de Dea Loher ou de Rebecca Kricheldorf, Ginette Noiseux contribue à alerter le public montréalais à la puissance de leurs paroles et à leurs réinventions formelles. La forme théâtrale n’est pas figée à l’Espace GO et on continue à y voir et entendre des dramaturgies exigeantes. L’écriture raffinée et subtile d’Evelyne de la Chenelière en fait partie. Les projets récents de Sophie Cadieux et Guillaume Corbeil non plus, ne peuvent pas être étiquettés ainsi.
Peut-être que GO gagnerait à se distancier du passé plus militant du Théâtre expérimental des femmes pour embrasser plus fermement sa nouvelle mission: être un phare montréalais au milieu d’écritures contemporaines diverses et exigeantes. Mais ce théâtre n’est pas « en perte de sens ». Il y a bien d’autres institutions qui méritent cette critique.
Sur les scènes cette semaine
Cette chronique hebdomadaire, qui paraîtra désormais chaque lundi, sera l’occasion de revenir sur les différents spectacles vus sur la scène montréalaise, de commenter la production actuelle à partir d’un regard vif et intéressé. Le mois de mars, avec des productions inspirantes telles que Fendre les lacs, Fredy, Quills, Des arbres, ou même Race, a été réjouissant pour les théâtrophiles de tous acabits. Avril commence plus doucement: notre fréquentation de la scène montréalaise ces derniers jours nous a laissés un peu penauds.
L’orangeraie
Le roman de Larry Tremblay a été unanimement louangé pour son écriture sobre et directe et pour son regard humaniste et universel sur l’horreur de la guerre et l’enfance brisée. On attendait donc l’adaptation théâtrale, mise en scène par Claude Poissant, avec enthousiasme et anticipation. Une telle entreprise est un peu casse-gueule et, hélas, la production du Théâtre Denise-Pelletier n’évite pas quelques écueils en passant du romanesque au scénique. Sur papier, la sobriété et la distance étaient salutaires, propices à la réflexion et la mise en perspective. Sur scène, la direction d’acteur de Poissant ne semble pas avoir trouvé le bon ton, entre une volonté de distanciation et un désir de rendre l’émotion que commandent les situations troubles racontées par Tremblay. Dans ce spectacle épuré, joué sur une scène inclinée propre à évoquer le vertige de ces personnages écorchés, les comédiens semblent jouer un peu à côté d’eux-mêmes, dans une diction chantonnante qui ne sait pas nuancer la parole et qui demeure écartelée entre deux eaux. Pas assez radicalement abstraite pour faire entrer le spectateur dans une dimension plus méditative, pas assez ancrée dans l’émotion pour évoquer réellement le drame qui se joue devant nous. Poissant a aussi opté pour une sobriété dans l’action scénique, proposant un spectacle assez statique, qui peine à transmettre la charge émotive et intellectuelle pourtant présente dans les mots de Tremblay. Les questions posées par la pièce demeurent toutefois stimulantes: que peut l’Occidental devant les guerres qui déciment le Moyen-Orient et comment comprendre l’engrenage de la haine?
Jusqu’au 21 avril au Théâtre Denise-Pelletier
Les diablogues
Les adeptes du théâtre français d’avant-garde des années 50, ce théâtre de décortication et déconstruction du langage, sont nombreux. Les foules risquent donc d’accourir au Rideau Vert pour voir le grand metteur en scène Denis Marleau s’y coller – lui qui a été l’un des metteurs en scène québécois les plus inspirés par ce répertoire dans les années 90, notamment avec son spectacle-culte Merz Opéra ou encore avec l’Oulipo Show (d’abord créé en 1988 puis repris et refaçonné en 2011). Or, c’est la première fois que Marleau investit les textes canoniques de Roland Dubillard, d’abord écrits pour des sketchs radiophoniques avant d’être rassemblés dans cette pièce très connue, Les diablogues. Or, s’il fait ici un travail tout à fait honnête, dirigreant ses acteurs prestement, dans une mise en scène d’une grande clarté, il ne se montre pas particulièrement inspiré par les scènettes absurdes de Dubillard, où l’on se questionne sur l’étrangeté d’un portrait ou sur le mystère des comptes-gouttes qui arrivent à séparer l’eau infinie. Mélange de métaphysique naïve et de déconstruction d’un langage que l’auteur se plaît à vider de son sens, Les diablogues s’attaquent à une bourgeoisie en quête de sens et en excès de confort. Or, le texte n’a plus, en 2016, son potentiel subversif d’antan, et cette mise en scène ne se contente vraiment que de l’essentiel: une mise en place convenue et efficace, des changements de décor fluides, un travail de diction précis. Les acteurs Olivier Morin, Bruno Marcil, Sylvie Léonard, Carl Béchard, Isabeau Blanche et Bernard Meney font un boulot correct, mais pas ici de grande virtuosité ni de propositions décalées : rien à voir avec les interprétations brillantes de l’Oulipo Show avec lesquels on ne peut s’empêcher de les comparer.
Au Rideau-Vert jusqu’au 23 avril 2016.