Une bonne dose de Max-Otto
Réjouissance à l’Espace GO et au Théâtre d’Aujourd’hui : les pièces Les lettres d’amour et Unité modèle ont pris l’affiche la semaine dernière et vont assurément marquer cette deuxième partie de la saison théâtrale 2015-2016. Leur point commun? Elles ont le même brillant scénographe, le chouchou de la scène montréalaise Max-Otto Fauteux. Regard sur un art souvent mal considéré.
Si vous fréquentez un peu le théâtre à Montréal, vous avez assurément vu une scénographie de Max-Otto Fauteux. Diplômé de l’École de théâtre il y a seulement six ans, Fauteux n’a pas tardé à faire partie intrinsèque du paysage scénique montréalais : les metteurs en scène les plus prestigieux se le sont tout de suite arrachés. De Claude Poissant à Denis Marleau en passant par Philippe Ducros et Martin Faucher, tous veulent profiter de sa singularité de regard, de son goût pour les lignes pures et les matériaux semi-transparents, qui créent souvent des univers en miroir ou des surfaces écraniques inattendues. Des conceptions multiples qui encouragent des perspectives plusieurs fois renouvelées au fil de chaque représentation.
Il n’est pas si rare que deux ou même trois productions à l’affiche en même temps aient bénéficié de la touche Max-Otto : il est du genre hyperproductif. Le mois d’avril est l’un de ces moments féconds, où l’on peut savourer deux intéressantes réalisations du jeune prodige.
Il fait parfois dans la sobriété. On l’a dit : c’est un amoureux des lignes et de la géométrie. Mais il est aussi un artiste sensible aux textures, qui ose plus que quiconque meubler le sol de matériaux inusités. Ainsi se rappellera-t-on longtemps du carrelage en céramique rose de Blanche neige et la Belle au bois dormant (la pièce d’Elfriede Jelinek mise en scène par Martin Faucher à l’Espace GO en 2011). Dans Les lettres d’amour, le tapis bleu parfaitement carré sur lequel tombe une fine pluie imprimera en nous un souvenir presque aussi vif. L’espace scénique bifrontal imaginé par Fauteux est quasi-nu, mais ce tapis bientôt humecté et foudroyé de lumières devient l’espace de la mémoire amoureuse d’une femme meurtrie, le réceptacle spongieux d’une histoire orageuse. Une scénographie très chic et minimaliste, mais conçue pour accueillir les traces de vécu, pour se débarrasser rapidement de son caractère soyeux au profit d’une plus grande organicité.
Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, il a imaginé pour la pièce Unité modèle un dispositif ingénieux de panneaux et de meubles coulissants, représentant concrètement les multiples espaces d’un condo haut de gamme tout en s’empêchant trop de réalisme. Mais puisqu’on est dans l’univers de Max-Otto Fauteux, les surfaces demeurent épurées : ici dans un blanc éclatant qui sera graduellement coloré par la vidéo. L’esthétique Fauteux en est aussi une de dissimulation : les surfaces de projection, notamment, ne sont jamais vraiment là où on s’attend à les trouver. Murs, miroirs, planchers et panneaux deviennent espaces écraniques de la manière la plus naturelle du monde, créant des effets illusionnistes puissants et ouvrant l’espace de jeu à de multiples possibles.
Les lettres d’amour : notre critique
Coproduction entre l’Espace GO et le CDN Haute-Normandie, Les lettres d’amour est un spectacle hybride qui croise la parole forte d’Evelyne de la Chenelière à la musique vibrante de Dear Criminals, en plus d’un travail vidéo et d’un dialogue entre la parole et l’acrobatie (l’acrobate Anthony Weiss, aux sangles aériennes, incarne le fantasme de l’amant perdu). Le trio électro-folk n’en est pas à sa première collaboration avec des artistes de la scène : on les a notamment vus flirter avec des artistes de danse contemporaine comme Frédérick Gravel. Mais c’est la première fois qu’ils sont réellement compositeurs de musique de scène (la trame sonore s’appuie tout de même sur quelques-unes de leurs chansons connues) et que leur présence est à ce point intégrée dans une mise en scène. De ce spectacle interdisciplinaire, on retiendra d’abord la beauté de cet arrimage entre les voix de la comédienne Macha Limonchick, qui dit la douleur de la perte de l’être aimé, et celles des chanteurs Charles Lavoie et Frannie Holder, qui chuchotent l’amour vulnérable et la sensualité originelle. Le spectacle oscille ainsi entre la colère et la douceur. Colère devant l’abandon. Douceur à la lueur du souvenir de l’être aimé. L’esprit s’anime, survolté, puis la chair se réveille et frissonne.
Le sujet est vieux comme le monde. Ainsi, les spectateurs en quête de perspectives nouvelles sur le couple seront laissés de côté par cette pièce qui se consacre plutôt à célébrer l’écriture épistolaire et à croiser la plume contemporaine et délicate d’Evelyne de la Chenelière avec l’écriture ancienne et furieuse d’Ovide. Un jeu de contrastes qui offre un portrait nuancé du deuil amoureux et qui crée des ponts entre les époques, puisant finalement dans les mêmes fondements archaïques et pulsionnels. L’amante d’aujourd’hui écrit à un amoureux anonyme, celui qui a eu « le courage » de la rupture. Le poète antique, lui, donne ses mots à Didon, Ariane, Phèdre et Pénélope, femmes abandonnées par des hommes glorieux à la ville mais parfois peureux en amour.
Limonchick, avec l’assurance d’une femme mûre mais la fragilité des premiers émois, incarne ces sentiments avec panache. À ses côtés, le jeune acrobate Anthony Weiss, au corps preste et au visage doux, matérialise le souvenir de l’homme aimé, figé dans une éternelle jeunesse. Intégrer le cirque au théâtre est souvent périlleux en raison de la virtuosité des acrobates, plus portés vers le numéro prodigieux et racoleur que vers la poésie du mouvement. Mais ici, même si le piège de l’adulation aveugle de l’athlète n’est pas toujours évité, le metteur en scène David Bobée a réussi à favoriser des images signifiantes : le corps de l’homme fantasmé s’envole dans un éclairage bleuté et semble de plus en plus inatteignable, devenant peu à peu fantôme ou présence surplombante, ou encore objet du rêve et des réminiscences.
On pourra néanmoins reprocher à ce spectacle une élégance artificielle, des images léchées, proches de l’esthétique d’une publicité un peu trop lisse, qui empêchent parfois de mesurer la douleur amoureuse évoquée par les corps et les voix. Comme si tout cela était un peu trop beau pour être vrai, un peu trop fabriqué et pas assez authentique.
À l’Espace Go jusqu’au 7 mai 2016
Unité modèle : notre critique
La nouvelle pièce de Guillaume Corbeil, on le sait, met en scène un « pitch » de vente qui finira par déraper. Une exposition du bonheur domestique promis par les vendeurs de condos, mais surtout la critique d’un mode de vie parfaitement artificiel qui prend les atours de « l’authenticité ». En imaginant un couple de représentants souriants, venus vendre au public un lieu d’habitation apparemment parfait mais surtout la narration d’un bonheur conjugal inatteignable, Corbeil vilipende une société conformiste nourrie aux slogans publicitaires. L’intelligence de son travail est de mettre en lumière la manière dont les partisans d’un mode de vie différent, « écoresponsable » et « authentique », ont eux aussi été rattrapés par un consumérisme essentiellement fait de toc et de comportements conformistes qui se répètent en boucle.
Pour une rare fois, le théâtre s’adresse vraiment à son public. Ces bobos fascinés par des éviers sculptés en série dans de vieilles cuves industrielles sont bel et bien assis dans la salle. Ils sont une bonne partie du public du théâtre montréalais et Corbeil y fait écho en écrivant son texte presque entièrement à la deuxième personne du pluriel : une adresse au public qui devient ici particulièrement cinglante. Jamais sentencieux, le texte fonctionne comme un engrenage qui nous aspire mais qui respecte notre intelligence en faisant de nous des complices de la critique qu’il contient.
Très structuré, porté par une écriture rythmée, ce texte doit être traité avec doigté par son metteur en scène : il faut en doser l’ironie et le caractère parodique, savoir construire la progression dramatique en crescendo sans toutefois sombrer dans l’hyperbole. Mais à part ce délicat travail de direction d’acteur, il faut admettre que la pièce laisse peu de place à l’inventivité du metteur en scène. Normal donc que Sylvain Bélanger se soit effacé, se mettant à l’écoute du texte et laissant à ses acteurs la totalité du plancher. Leur jeu repose toutefois beaucoup sur un dialogue avec la vidéo et le dispositif scénographique amovible (cette efficace scénographie de Max-Otto Fauteux dont nous vous parlions plus haut).