Quand le théâtre documentaire change un peu le monde
Bords de scène

Quand le théâtre documentaire change un peu le monde

Il arrive que le théâtre, quand il parle radicalement du réel, soit la bougie d’allumage d’un véritable engagement. Deux mois après le début des représentations de Fredy, à La Licorne, le comédien Solo Fugère a choisi de continuer le combat en militant auprès des proches de celui qui fut abattu par un policier le 9 août 2008. Une histoire assez belle pour la raconter et y réfléchir.

Mardi dernier, un article du quotidien Metro m’apprend que Solo Fugère et Ricardo Lamour (un militant de longue date dans ce dossier) sont allés représenter au conseil d’arrondissement de Montréal-Nord le comité de citoyens réclamant un appui pour la mise en place d’un monument à la mémoire de Fredy Villanueva. Comme dans Sexy Béton, une autre pièce d’Annabel Soutar dans laquelle l’enquête dramaturgique de l’auteure l’avait menée à s’impliquer dans la cause à laquelle elle s’était intéressée, Fredy a fait naître chez un artiste le désir d’aller plus loin, de faire évoluer son travail sur scène vers quelque chose de plus grand, vers une implication tangible dans le réel.

Il n’y aura pas de révolution parce qu’un acteur s’implique pour déposer une pétition à Montréal-Nord, me direz-vous. Mais ça change quand même un tout petit peu le monde.

« Comme tout le monde, je ne connaissais presque rien de l’affaire Villanueva avant de jouer dans ce spectacle », m’a dit Solo Fugère, que j’ai attrapé pour une courte conversation téléphonique. « Mais le processus de création ma fait prendre conscience de l’importance de poursuivre le dialogue au sujet de Villanueva, parce que rien n’est vraiment réglé. C’était une pièce en réécriture constante, qui a naturellement nécessité notre implication intellectuelle, qui nous a demandé de s’engager profondément dans une réflexion sur les enjeux de profilage racial dans Montréal-Nord et sur des injustices qu’on est forcés de reconnaître quand on a en main tous les détails de l’affaire. »

Dans la pièce, Solo incarnait notamment Dany Villanueva, le frère du regretté Fredy. Mais c’est aussi en côtoyant Ricardo Lamour, ce membre du comité de soutien à la famille Villanueva qui a pris part au spectacle, que Solo Fugère a compris que son engagement pouvait avoir un sens. « Manifester dans la rue, s’opposer aux décisions, on a souvent l’impression que ça ne mène à rien dans notre système politique qui n’est pas aussi démocratique qu’on le voudrait. Mais l’implication concrète que l’affaire Villanueva m’inspire, parce qu’elle s’inscrit dans les actions d’un groupe de soutien dont le travail militant est très concret, m’apparaît soudainement vraiment légitime. »

De la scène de théâtre jusqu’à un militantisme efficace et bien de notre époque, il est encore possible de tracer un chemin. Mieux que le faisait le théâtre collectiviste des années 70, d’ailleurs. C’est l’idée que m’avait aussi inspirée la pièce Sexy Béton, qui racontait le drame des victimes de l’effondrement du Viaduc de la Concorde et le combat mené en collaboration avec l’auteure Annabel Soutar pour qu’ils obtiennent une forme de réparation. Le théâtre avait été, dans ce cas-là, plus qu’un espace de narration de leurs histoires. Il était devenu en quelque sorte le nouveau lieu de leurs revendications, un nouvel espace d’action.

Et ce, même si le théâtre documentaire façon Soutar a aussi ses limites. Au sujet de Fredy, en entrevue avec Rima Elkouri de La Presse, Ricardo Lamour disait qu’il « aurait souhaité que la pièce aille plus loin dans sa quête de justice. Que l’on y parle davantage, par exemple, des problèmes systémiques, du profilage racial et social, de l’impunité policière. » 

Comme spectateur, j’ai aussi eu l’impression que le spectacle, par ailleurs brillant, avait tourné les coins ronds sur les enjeux de fond. Qu’il n’avait pas su vider le débat sur le profilage racial que, pourtant, il tentait d’initier. 

Solo Fugère, au téléphone, conclut en me disant que s’il doit y avoir un monument ou une fresque pour honorer la mémoire du défunt, il faudrait « aussi avoir le courage de reconnaître qu’il y a du profilage racial à Montréal-Nord et que c’est dans ce contexte que nous avons perdu Fredy Villanueva ».

Le geste de l’acteur et de son nouvel ami Ricardo Lamour devra assurément être intégré à une prochaine version du spectacle, lorsqu’il sera présenté à nouveau. Voilà qui risque de faire évoluer la pièce vers un autre espace de discussion dont elle a bien besoin. Du réel au théâtre jusqu’au réel puis au théâtre à nouveau : un trajet qu’on n’a pas si souvent l’occasion d’emprunter.


Sur scène cette semaine : Pôle Sud, un autre type de théâtre documentaire

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Dire que le théâtre documentaire est l’une des formes les plus inventives du théâtre québécois actuel relève maintenant de l’évidence. Le travail d’Annabel Soutar a ouvert un chemin aujourd’hui emprunté par de nombreux artistes d’ici. Qu’ils le fassent de biais, comme Olivier Choinière dans son spectacle Polyglotte, ou qu’ils le fassent plus frontalement, comme Alexandre Fecteau (Changing Room, Le NoShow), il se développe ici une pratique de docu-théâtre de plus en plus féconde. À l’Espace Libre ces jours-ci, le couple Anaïs Barbeau-Lavalette et Emile Proulx-Cloutier offre Pôle Sud, un spectacle jouant avec le réel de manière moins franchement politique mais tout aussi percutante: un travail de storytelling touchant et délicat, qui invite à une forme particulièrement bienveillante et soignée de conscience de l’autre.

Animés par une curiosité et une empathie qui leur est toute naturelle, Barbeau-Lavalette et Proulx-Cloutier s’intéressent aux vies des autres. Ils le faisaient déjà dans Vrais mondes, leur premier spectacle documentaire s’appuyant, comme Pôle Sud, sur des confessions recueillies sur bande audio par Anaïs auprès de quelques anonymes. Des gens ordinaires aux destins extraordinaires. Les personnages qu’ils ont rencontrés cette fois-ci sont tous des résidents de Centre-sud, qui vivent à quelques pas du Théâtre Espace Libre où leur histoire nous est doucement racontée. Quartier défavorisé, mais aussi quartier excentrique qui a laissé le Village gai peu à peu occuper son centre et quartier jadis défiguré par la construction de la tour radio-canadienne : c’est un quartier bien vivant où vit une population d’une grande mixité sociale et où se croisent étudiants, drag queens et journalistes cravatés de la Société d’État. Les personnalités choisies par le couple en sont le reflet : une femme qui fut l’une des premières transgenres du Québec, un artiste autodidacte et propriétaire d’un café pas comme les autres, une concierge d’école secondaire qui a du coeur à l’ouvrage, un libraire détenteur de rares trésors, des jumelles douées malgré une enfance pas simple, un homme passionné par son travail d’analyste du sang recueilli sur les scènes de crime.

Sans autre objectif que de les laisser se raconter, le duo réussit à obtenir d’eux des confessions d’un haut degré d’intimité à cause de la méthode discrète qu’ils utilisent : le bon vieil enregistreur audio, qui a cueilli leurs voix lors d’entretiens préalables avec Anaïs. Sur scène, ils sont là mais ne parleront pas, offrant plutôt leur présence pendant que jouent des bribes de ces entretiens, dans lesquels sont préservés les émotions et les nuances de la première rencontre. En résulte non seulement un hommage aux vies diversifiées que l’on mène, mais aussi et surtout un espace où ces existences sont libres de se raconter sans craindre le jugement, en exposant un regard singulier, une version singulière du monde. Sans excès de voyeurisme, d’ailleurs, et sans trop de pathos. C’est aussi une sorte de chantier de la narrativité humaine, où l’on constate les différences de ton et de vocabulaire, les mécanismes de narration des uns et des autres, à la fois si semblables et si différents.

Le spectacle est touchant, empathique et authentique. Même si, dans sa quête de créer de la théâtralité à partir de la présence des interviewés sur scène, il y a quelques maladresses. Ils sont là à reproduire des gestes de leur quotidien, dans une mise en scène simple mais qui paraît parfois superflue ou artificielle. Pas de doute : il y a un potentiel humain et un territoire d’émotion fertile dans leur présence discrète sur scène, alors que retentissent leurs voix et leurs histoires. Mais les reconstitutions un peu cliché du quotidien de Johanne à l’école secondaire ou de celui de Marc sur les scènes de crime ne sont pas particulièrement éclairantes ni particulièrement poétiques. Une forme à peaufiner, sûrement.

Jusqu’au 21 mai à l’Espace Libre