Du haut de la King

M’oublier dans le mobilier mou

Rarement l’art aura été aussi confortable, me fais-je remarquer, bien calé dans un des poufs vermeils semés par la Sherbrookoise Catherine Longpré sur le bord du lac des Nations. À ma gauche, un couple de beaux p’tits vieux fringants se jouent dans les cheveux… enfin dans ceux qui leur restent. À ma droite, une gracile hippie gave de mini-carottes le lapin blanc qu’elle tient en laisse.

Bon élève, je ferme les yeux comme le commande la plaquette-mode d’emploi plantée pas loin et répète en bougeant à peine les lèvres le mantra suggéré: m’oublier dans le mobilier mou, m’oublier dans le mobilier mou, m’oublier dans le mobilier mou, m’oublier dans le mob… Dominic fait presque dodo et oublie aussi de signaler à ses précieux lecteurs que le pouf dans lequel il est effoiré n’est pas qu’un vulgaire pouf. Ces poufs composent ce qu’on appelle une œuvre d’art in situ baptisée Méditation urbaine, devrait-il écrire s’il n’était pas si occupé à se dorer au soleil.

Chaque été, l’équipe derrière les Jardins réinventés de la Saint-François invite le récipiendaire du Prix du public de son édition précédente à présenter près du Marché de la Gare une œuvre qui jouerait en quelque sorte le rôle d’ambassade urbaine de l’événement, de mise en bouche qui appâterait les estivants jusqu’à la Maison des arts et de la culture de Bromptonville où des artistes en art contemporain ont aménagé les six autres jardins (jusqu’au 19 août). Échec cuisant: pour l’heure, je n’ai d’autre envie que de m’oublier dans le mobilier mou. Et je ne vois pas le moment où je m’arracherai à mes contemplations.

Par chance que je suis allé à Brompton hier, en suis-je à me dire avant de sombrer pour de bon et de revivre en rêve ma visite. Ça commence comme ça: je me revois jaser avec le coordonnateur-moulin à paroles de la Maison, Clément Drolet, qui, en bon apôtre de la bonne humeur contagieuse, s’agite entre les jardins, insensible à la canicule.

Je fais ensuite la connaissance de Chloé De Wolf, du duo Marvayus. Accroupie à côté d’un trou, la Belge d’origine met la dernière touche à son installation, L’Appalachésie. «On voulait faire des fouilles archéo-illogiques avant de se rendre compte que le sol est dur, dur», l’entends-je me raconter. «Il faisait tellement chaud pendant le montage qu’on a décidé de transporter le travail dans le sous-bois à côté, où c’était plus tolérable.»

C’est moi ensuite que je vois comme dans un film s’enfoncer dans la forêt au cœur de mon jardin favori, Tribune, de Valériane Noël et Jérémie St-Pierre. Je me regarde fouler le tortillon de billots de bois (de la pitoune!) serpentant au sol avant de déboucher sur un promontoire avec vue sur la rivière. «C’est pas juste de l’art in situ, c’est de l’art participatif. Tu peux crier le bout de poème de Miron qui est inscrit sur l’œuvre», me suggère Clément, et me voilà qui gueule: «JE PARLE AVEC LES MOTS NOUEUX DE NOS ENDURANCES-ANCES-ANCES-ANCES / NOUS AVONS SOIF DE TOUTES LES EAUX DU MONDE-ONDE-ONDE-ONDE / M’OUBLIER DANS LE MOBILIER MOU-OU-OU / M’OUBLIER DANS LE MOBILIER MOU-OU-OU».

Je me réveille en sursaut. Le lapin, grimpé sur mon torse, me dévisage.