J’ai le souvenir d’après-midis entiers prostré sur une caisse claire, des balais dans les mains (vous savez, ces baguettes en brins d’acier que les jazzmen utilisent pour cadencer les morceaux doux). Derrière moi, Bernard Riche, le Elvin Jones d’Asbestos, fait les cent pas, m’exhorte à ne pas me satisfaire de l’insignifiant bruit que produit le glissement des baguettes sur la peau du tambour.
Cet après-midi-là, il n’était pas question de paradiddle (un motif rythmique que les batteurs répètent pour améliorer leur dextérité), et le métronome reposait quelque part au fond de mon sac. Bernard voulait que j’extirpe à la caisse claire une vérité – je crois, oui, qu’il utilisait le mot vérité – , que je m’élève au-dessus de ma condition d’ado de 15 ans/batteur novice en jouant avec émotion, que je touche au fond des choses en décrivant des petits cercles sur une caisse claire (j’enjolive sans doute vaguement le souvenir).
Bernard Riche était (et est toujours au Centre d’art de Richmond), vous aurez compris, le genre de pédagogue qui, comme tous les bons pédagogues, use de l’objet de son enseignement comme d’un cheval de Troie sous lequel judicieusement dissimuler autre chose, une certaine manière d’être présent aux choses peut-être, du carpe diem appliqué aux tambours, comme son jeu de batterie tient davantage de la longue méditation que de la démonstration de virtuosité (dont il est néanmoins capable).
Je lui ai passé un coup de fil la semaine dernière, à Bernard; ça me faisait tout drôle de composer le 879 par lequel débutent tous les numéros de téléphone de cet Asbestos auquel il demeure fidèle depuis des années. On a longtemps discuté du concerto pour batterie À cordes et à cris (arrangements de Thierry Pilote), qu’il a composé et que l’Orchestre métropolitain a eu l’audace d’interpréter avec lui en mai dernier lors de la soirée Place au jazz. C’était comment, Bernard, jouer dans cette Maison symphonique flambant neuve? «J’ai posé la batterie sur la scène, je me suis assis et je me suis d’abord contenté de faire des sons avec les doigts. Ça sonnait en ta…» Et sentir le souffle d’un orchestre symphonique dans son cou? «C’était débile mental.»
«Pour moi, le jazz, c’est un prétexte. C’est l’instinct créatif que j’aime. Ce que je veux, c’est développer des idées hors norme. Souvent, on se contente d’écouter des trucs qui nous sécurisent», résume-t-il en me parlant de son nouveau projet, La peau des mots, une rencontre entre poésie et jazz, «toujours sur le fil du rasoir», qu’il met en orbite avec la comédienne Julie Morin et le contrebassiste Benoît Converset.
Je ne joue plus de batterie depuis des années mais conserve accrochée au mur de mon bureau la peau de caisse claire sur laquelle tu as dessiné au marqueur noir toutes sortes de circuits à suivre avec les balais, que je dis à Bernard avant de raccrocher. Quiconque ose s’aventurer ici finit toujours par s’enquérir de la signification de ces impénétrables gribouillis, ce à quoi je réponds systématiquement, pour cultiver le mystère: ce sont les chemins de la vérité.
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Accompagné du pianiste François Bourassa et du contrebassiste Frédéric Alarie, Bernard Riche jouera aux Jardins Lumières de L’Avenir le 18 août à 19h.
La peau des mots sera présenté le 13 octobre à la Galerie Double V de Valcourt.