Une amie qui officiait derrière le comptoir d’une microbrasserie avait l’habitude de raconter cette distrayante anecdote: un jour, un homme, l’air fier, orgueilleux – un homme assoiffé! – prend place au zinc le dos droit, le torse bombé (elle ajoutait: «son torse le précédait de deux mètres»). «M’a te prendre une Molson Ex!» lui lance-t-il, avec une assurance en béton armé. «On ne sert pas ça ici», lui répond-elle, proverbialement bienveillante (comme toutes les barmaids dignes de ce nom). «Ben m’a te prendre une Bleue à place, la grande!» lui renvoie-t-il du tac au tac, indémontable. L’auditoire se tapait inévitablement sur les cuisses sous l’effet de ce punch: il existait encore au Québec un buveur envisageant le monde de la bière comme une médaille à retourner au gré des débits de boisson où on met les pieds (c’est soit Molson, soit Labatt, soit de l’eau plate).
Vous direz que c’est facile et pas très gentil – limite condescendant – de se moquer de l’ignorance d’un roger-bontemps mal dégrossi (qui n’a jamais ri d’un rustre personnage me garroche la première bouteille!). À la défense de ma génération, je dirai que quiconque a atteint l’âge légal de fréquenter les établissements licenciés dans la dernière décennie a intégré dès ses premières gorgées cette manière promue par les microbrasseries de boire de la bière comme on boit du vino, avec un certain raffinement et tout le vocabulaire ésotérique que cela suppose. Essayez d’expliquer à un ado de 15 ans qu’il fut une époque où la musique se vendait sur des bouts de plastique si vous ne comprenez pas où je veux en venir.
J’écris tout ça non pas pour vous accabler de mes vues sur la chose brassicole, mais pour relativiser l’échec que disent avoir encaissé les organisateurs du Festibroue. Des 15 000 festivaliers attendus au parc Jacques-Cartier le week-end dernier (un objectif utopique), seulement 4328 seraient venus se tremper les lèvres. Dit simplement: le goût pour ce genre de bières n’a peut-être pas encore pénétré toutes les couches de la population.
C’était malgré tout une belle petite foule qui voguait entre les différentes tentes quand je suis allé faire mon tour vendredi. C’était réjouissant de voir tous ces téméraires brasseurs réunis, braves chevaliers du «fais-le toi-même» (reposez en paix pauvres chevaliers O’Keefe) résolus à en finir avec cette sorte de bipartisme imposée à grand renfort de pubs et de bas prix par les multinationales de la bibine toujours plus froide. Une omnipotence semblable à celle des vieux partis politiques qui, depuis trop longtemps, sape les fondements de la vie démocratique comme le plaisir de l’amateur de bonnes bières. Excusez-la.
J’adore le Woodstock bar – Parlant de rustres personnages, ils étaient nombreux au Woodstock Bar vendredi soir. Dance Laury Dance, hirsute et suintant quintette de rock couillu, célébrait son cinquième anniversaire. Du gros fun.
Il faut que je le dise: j’adore cet idéal platonique de bar rock qu’est le Woodstock. Avec ses cadres de Guns N’ Roses, ses serveuses en mini-jupes et ses praticables posés de chaque côté de la scène permettant aux guitaristes de surplomber la foule dans une posture christique, le bar du bout de la Well Sud m’insuffle le courage nécessaire pour affronter toutes les créatures crépusculaires qui se dressent sur cette inquiétante artère.